INES SAFI -POEME
Je suis l'arabe qui te regarde dans les yeux...
Selon un témoin du déluge, cette nuit, le ciel était orange, la terre était rouge… Mon visage à moi devient jaune… Et mon cœur, qui pleure pour les les milliers d'enfants touchés, tués, brûlés, mutilés, blessés ou perdant leur maison, aimerait tant se transformer en abri géant… Ma voix, elle, a décidé de s’adresser à toi, toi qui agis par la main ou l’esprit dans cette tragédie…
A toi, Deborah, qui invites mon amie juive à rejoindre ton peuple élu.
A toi, intellectuel bien pensant, qui évoques la loi du talion : « mille arabes pour un juif » est ton équation.
A toi, attribuant à tous les arabes le fardeau du crime, alors qu’aucun criminel ne s’est, ni n’est, encore désigné.
A vous, adolescentes si nombreuses, rêvant que tout arabe meure, de préférence après avoir été torturé.
A vous qui scandez haut et fort : « mort aux collabos ».
A toi, le soldat ayant abattu une fillette sous les yeux de ses parents afin de les faire souffrir.
A la jeune femme aux commandes d’un jeu vidéo qui la passionne, visant des hôpitaux, une plage, un cimetière, ou un asile d’handicapés.
A toi, qui t’es installé confortablement dans ton canapé pour admirer les exploits de ce jeu, et applaudir ses succès.
A toi, qui dis te défendre en larguant des bombes en premier sur une bande de terre depuis sept ans emprisonnée.
A toi enfin, qui voles les terres, les maisons, déracines les oliviers, puis adoptes le houmous comme ton plat national.
Je suis l’arabe qui te regarde dans les yeux, qui veut te parler. Je te fais peur, je te répugne même, je le sais. Mais sache que je ne cache guère entre mes mots un poignard pour me venger. Je n’enfouis guère dans mon cœur le désir de te voir à la mer jeté. Tout ce que je souhaite est te réveiller. Te libérer de cette peur qu’on ne cesse de nourrir en toi par des mensonges et des calamités, en te montrant la menace de partout t’entourer. L’ennemi qui t’a tant traumatisé n’est plus là, mais tu as décidé de te créer de nouveaux ennemis. Comme si tu voulais t’enfermer dans le statut de victime bien unique afin de transcender les lois et les droits. Le bateau que tu es en train de trouer depuis un siècle est en train de couler, tu ne saurais y échapper. Par tant de force et d’intimidations, par le contrôle des informations, par la censure et la brutalité, qu’as-tu gagné à la fin ? Tu cherches un grand Israël, mais quelle grandeur et quel bonheur assureras-tu, quand les fantômes de ceux qui auront été effacés de sa carte le hanteront ? Quand la colère accumulée dans les poitrines des déportés le poursuivront ? Quelle grandeur des valeurs, quand vous imposez à tous le principe inébranlable d’une race supérieure ? Que le rang est déterminé par le sang ? Une histoire que l’idéologie dominante a réussi à t’inculquer déjà enfant. Qui conduit au mépris de la vie des enfants arabes, nés impurs, portant le péché de leurs parents : celui d’être juste ce qu’ils sont...
Je sais, je suis adepte d’une religion que tu hais, dont tu te réjouis du déclin, un déclin que tu participes même à exagérer afin de gagner le soutien de ceux qui voient en toi un rempart… Or qui est en partie responsable de sa folle décadence ? N’est-ce pas le désastre de la colonisation que tu perpétues ? De la puissance britannique ayant soutenu l’installation du sionisme et l'hégémonie du wahhabisme en même temps ? La devise de diviser afin de mieux régner, une belle stratégie qui se poursuit jusqu’à nos temps. Afin de contrôler le Moyen Orient, de mettre la main sur un pétrole qui continue à répandre son odeur de goudron. Deux « ismes » sont ainsi nés, qui n’envient aux isthmes que l’étroitesse de leurs horizons, prêtant serment à leurs parents : l’hégémonie et le capitalisme. D’idéologies marginales, ils se sont hissés au rang de gardiens de la Mecque et de Jérusalem. Ils ont pris en otage le Judaïsme et l'Islam, enrôlant leurs adeptes dans le monde pour assurer leur domination. Optant pour la rigueur des lois, étouffant poésie et sensualité, piétinant le féminin sacré. Ôtant l'esprit au profit de la lettre, le sens spirituel de la terre promise fut alors vidé au profit du matériel.
Ton errance a démarré là, en vérité, c’est une mauvaise adresse qu’on t’avait indiquée.
On a profané même le nom d’Israël comme celui de l’étoile, dans une course au consumérisme des symboles. Tout devient rationnel, comme produit de la « modernité » ; une rationalité dogmatique au tiers exclu, sans place à la perplexité, où tout autre discours que celui imposé par ces « ismes » devient blasphématoire. Pratiquant un racisme institutionnalisé et un capitalisme corrompu, les deux « ismes » sont restés fidèles à leur rôle de partenaires privilégiés des puissances occidentales.
Ose questionner ce fondement auquel tu crois tant, comme ont eu le courage de le faire tant de juifs remarquables, refusant les croyances établies. Rappelle-toi que les signataires de Balfour étaient des antisémites dans le sang, qui cherchaient probablement à purifier leurs pays de ce juif « influent ». Une volonté de purification qui se retrouvera plus tard exprimée de la façon la plus barbare. Et qui s’est exprimée dans le passé dans l’Andalousie où tu avais accueilli les musulmans à bras ouverts, victime que tu étais des wisigoths. Regarde ces douze lions de l’Alhambra, représentant les douze tribus d’Israël, que le vizir poète et rabbin Samuel ibn Nagrela (993 -1055) avait offert comme signe de reconnaissance de ses coreligionnaires au sultan. Et dont le fils fut aussi vizir. Puis te voici chassé, en compagnie de ton meilleur allié, à moins que tu n’y aies été forcé de te convertir, ou torturé. Le survivant que tu étais avait la liberté de t'installer dans les plus belles cités, et non pas des camps de réfugiés.
Voilà l’histoire que le sionisme t’a occultée, bien que plus proche et certaine. Celle même du siècle passé, quand l’empire ottoman, bien séculaire, je l’entends, t’accueillait en Palestine, alors que tu fuyais la discrimination des colons.
Une Palestine multi ethnique, ce n’est guère utopique ; ce fut bien sa réalité avant que procède cette purification ethnique qui refuse de porter son nom. Ouvre les yeux sur la culture partagée avec tes frères, portant des tenues similaires, ayant les mêmes pratiques culinaires.
Nos moments de prospérité et de tragédie ont été toujours en phase, notre décadence actuelle est concomitante aussi. Tu ne saurais bien te porter si ton frère d’antan est sous ton joug. Ismaël et Isaac ne sauraient se transformer en Qabil et Habil, ou alors c’est toute la terre qui en crierait sa douleur…
Alors, pitié, je te supplie, ôte ta main de la manette de ton jeu vidéo, lave-la du sang qui l’entache ; j’y poserai la mienne. J’ai déjà l’autre main tendue à tant de juifs épris de justice, qui subissent tant d’injustice. Ouvre tes yeux, demande pardon aux enfants orphelins, aux mutilés, aux mères endeuillées ; libère les prisonniers, accorde aux exilés le droit de retrouver leurs terres spoliées, au lieu de payer des étrangers pour les occuper.
Et médite avec moi sur cette sagesse affichée à l’entrée de l’ONU, écrite par le Cheikh Saadi, un géant qui avait inspiré Voltaire et La Fontaine :
"Les enfants d'Adam font partie d'un corps
Ils sont créés tous d'une même essence
Si une peine arrive à un membre du corps
Les autres aussi, perdent leur aisance
Si, pour la peine des autres, tu n'as pas de souffrance
Tu ne mériteras pas d'être dans ce corps"
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INES SAFI
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Feggari Xouw