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EMMILA GITANA
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24 juin 2007

VOUS AVEZ VOTRE LIBAN, J'AI LE MIEN

VOUS AVEZ VOTRE LIBAN, J'AI LE MIEN

Vous avez votre Liban avec ses dilemmes. J'ai mon Liban avec sa beauté.

Vous avez votre Liban avec tous les conflits qui y sévissent. J'ai mon Liban avec les rêves qui y vivent.

Vous avez votre Liban, acceptez-le. J'ai mon Liban et je n'accepte rien d'autre que l'abstrait absolu.

Votre Liban est un noeud politique que les années tentent de défaire. Mon Liban est fait de collines qui s'élèvent avec prestance et magnificence vers le ciel azuré.

Votre Liban est un problème international tiraillé par les ombres de la nuit. Mon Liban est fait de vallées silencieuses et mystérieuses dont les versants recueillent le son des carillons et le frisson des ruisseaux.

Votre Liban est un champ clos où se débattent des hommes venus de l'Ouest et d'autres du Sud. Mon Liban est une prière ailée qui volette le matin, lorsque les bergers mènent leurs troupeaux au pâturage, et qui s'envole le soir, quand les paysans reviennent de leurs champs et de leurs vignes.

Votre Liban est un gouvernement-pieuvre à nombreux tentacules. Mon Liban est un mont quiet et révéré, assis entre mers et plaines, tel un poète à mi-chernin entre Création et Eternité.

Votre Liban est une ruse qu'ourdit le renard lorsqu'il rencontre l'hyène et que celle-ci trame contre le loup. Mon Liban est fait de souvenirs qui me renvoient les fredonnements des nymphettes dans les nuits de pleine lune, et les chansons des fillettes entre l'aire de battage et le pressoir à vin.

Votre Liban est un échiquier entre un chef religieux et un chef militaire. Mon Liban est un temple que je visite dans mon esprit, lorsque mon regard se lasse du visage de cette civilisation qui marche sur des roues.

Votre Liban est un homme qui paie tribut et un autre qui le perçoit. Mon Liban est un seul homme, la tête appuyée sur le bras, se prélassant à l'ombre des Cèdres, oublieux de tout, hormis de Dieu et de la lumière du soleil.

Votre Liban vit de navires et de commerces. Mon Liban est une pensée lointaine, un désir ardent et une noble parole que susurre la terre à l'oreille de l'univers.

Votre Liban est fait de commis, d'ouvriers et de directeurs. Mon Liban est la vaillance de la jeunesse, la force de l'âge et la sagesse du vieillard.

Votre Liban est fait de délégations et de comités. Mon Liban est fait de veillées d'hiver choyées par le feu de l'âtre, drapées par la majesté des tempêtes et brodées par la pureté des neiges.

Votre Liban est un pays de communautés et de partis. Mon Liban est fait de garçons qui gravissent les rochers et courent avec les ruisseaux.

Votre Liban est un pays de discours et de disputes. Mon Liban est gazouillement de merles, frissonnement de chênes et de peupliers. Il est écho de flûtes dans les grottes et les cavernes.

Votre Liban n'est qu'une fourberie qui se masque d'érudition empruntée, une tartuferie qui se farde de maniérisme et de simagrées. Mon Liban est une vérité simple et nue; comme elle se mire dans le bassin d'une fontaine, elle ne voit que son visage serein et épanoui.

Votre Liban est fait de lois et de clauses sur du papier, de traités et de pactes dans des registres. Mon Liban est un savoir inné, mais inconscient, une science infuse dans les mystères de la vie, et un désir éveillé qui effleure les pans de l'invisible, tout en croyant rêver.

Votre Liban est un vieillard qui, se tenant la barbe et fronçant les sourcils, ne pense qu'à lui-même. Mon Liban est un jeune homme qui se dresse telle une forteresse, sourit à l'instar d'une aurore et ressent autrui comme son être intime.

Votre Liban se détache tantôt de la Syrie, tantôt s'y rattache; il ruse des deux côtés pour aboutir dans l'entredeux. Mon Liban ne se détache ni ne se rattache, et ne connaît ni conquête ni défaite.

Vous avez votre Liban, j'ai le mien.

A vous votre Liban et ses enfants, à moi mon Liban et ses enfants.

Et qui sont les enfants de votre Liban?

Dessillez donc vos yeux pour que je vous montre la réalité de ces enfants.

Ce sont ceux qui ont vu leur âme naître dans des hôpitaux occidentaux.

Ce sont ceux qui ont vu leur esprit se réveiller dans les bras d'un cupide qui feint la générosité.

Ce sont ces verges moelleuses qui fléchissent çà et là sans le vouloir, et qui tressaillent matin et soir sans le savoir.

Ils sont ce navire qui, sans voile ni gouvernail, tente d'affronter une mer en furie alors que son capitaine est l'indécision et son havre n'est autre qu'une caverne d'ogres. Et toute capitale européenne n'aurait-elle pas été une caverne d'ogres?

Ils sont forts et éloquents, entre eux. Mais ils sont impuissants et muets face aux Européens.

Ils sont libéraux, réformateurs et fougueux, dans leurs chaires et leurs journaux. Mais ils se rétractent et se montrent dociles devant les Occidentaux.

Ce sont eux qui coassent comme des grenouilles en se vantant de s'être esquivés de leur antique et tyrannique ennemi alors que celui-ci demeure enfoui dans leur chair.

Ce sont ceux qui marchent dans un cortège funèbre en chantant et en dansant, et s'ils croisent une procession nuptiale, leur chant deviendra lamentation et leur danse, coulpe.

Ce sont ceux qui ignorent la famine sauf si elle ronge leurs poches. Et s'ils rencontrent celui dont l'esprit est affamé, ils le railleront et l'éviteront en le traitant d' ombre errante dans le monde des ombres.

Ils sont des esclaves dont les chaînes rouillées sont devenues brillantes avec le temps et ils croient qu'ils ont été réellement affranchis.

Voilà ce que sont les enfants de votre Liban!

Lequel d'entre eux représenterait la force des rocs du Liban, la noblesse de ses hauteurs, le cristal de ses eaux ou la fragrance de son air ?

Lequel d'entre eux pourrait dire : " Quand je mourrai, j'aurai laissé ma patrie légèrement mieux que ce qu'elle était à ma naissance ? "

Est-il un seul parmi eux qui oserait dire : " Certes, ma vie était une goutte de sang dans les veines du Liban, une larme dans ses prunelles, ou un sourire sur ses lèvres? "

Voilà ce que sont les enfants de votre Liban!

Combien grands sont-ils à vos yeux, et infimes sous mes yeux.

Arrêtez-vous un instant et ouvrez grands les yeux pour que je vous dévoile la réalité des enfants de mon Liban.

Ils sont ces laboureurs qui transforment les terres arides en jardins et vergers.

Ils sont ces bergers qui mènent leurs troupeaux d'une vallée à l'autre afin qu'ils s'engraissent et se multiplient en chair et en laine pour garnir votre couvert et couvrir votre corps.

Ils sont ces vignerons qui pressent le raisin pour en faire le vin et en tirer le raisiné.

Ils sont ces pères qui veillent sur les mûriers et ces mères qui filent la soie.

Ils sont ces hommes qui récoltent le blé, et dont les épouses en ramassent les brassées
.
Ils sont ces potiers et ces tisserands, ces maçons et ces fondeurs de cloches.

Ils sont ces poètes qui versent leur âme dans de nouvelles coupes, ces poètes innés qui chantent des complaintes et des romances levantines.

Ce sont eux qui quittent le Liban démunis, ils n'ont que de la fougue dans le coeur et de la force dans les bras. Et quand ils y reviennent, leurs mains sont inondées des richesses de la terre et leur front ceint de lauriers.

Ils sont vainqueurs où qu'ils s'installent, et charmeurs où qu'ils se trouvent.

Ce sont ceux qui naissent dans des chaumières et qui meurent dans les palais du savoir.

Voilà les enfants de mon Liban.

Ils sont ces flambeaux qui défient le vent et ce sel qui désarme le temps.

Ce sont ceux qui avancent d'un pas ferme vers la vérité, la beauté et la plénitude.

Que pourra-t-il bien rester de votre Liban et de ses enfants à la fin de ce siècle ?

Dites-moi, que léguerez-vous à cet avenir sinon des bellicistes, des affabulateurs et des abrutis ?

Espérez-vous que le temps garde en mémoire les traces de vos louvoiements sournois, de vos duperies et de vos supercheries ?

Croyez-vous que l'éther engrange les ombres de la mort et les haleines fétides des tombes ?

Caressez-vous toujours cette illusion qui prétend que la vie couvre son corps nu de haillons?

Je vous le dis, et la vérité m'est témoin.

Le moindre semis d'olivier que plante le villageois au pied du Mont-Liban survivra à tous vos actes et vos oeuvres. Et le soc de la charrue tiré par les boeufs sur les versants du Liban est plus noble et plus digne que vos rêves et vos ambitions réunis.

Je vous le dis, et la conscience de l'univers m'écoute.

La chanson de la fillette, qui cueille des fleurs dans les vallées du Liban, vivra plus longtemps que les propos du plus puissant et du plus éminent verbeux parmi vous.

je vous le dis, vous ne valez rien. Et si vous le saviez, mon dégoût pour vous se transformerait en pitié et tendresse. Mais vous n'en savez rien.

Vous avez votre Liban, j'ai le mien.

Vous avez votre Liban et ses enfants, alors contentez vous-en. Ah! si vous parveniez à vous convaincre de cet amas de bulles vides!

Quant à moi, je suis convaincu de mon Liban et de ses enfants, et dans ma conviction règnent fraîcheur, silence et quiétude.

                                                                                                              KHALIL  GIBRAN  (  Merveilles et Curiosités  1923)

calliliban

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