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EMMILA GITANA
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1 avril 2008

À LA PORTE DES YEUX


Lorsque l’eau devient le ciel, c’est l’air qui devient l’eau. La soif est l’alternance du désir au plaisir. On respire, on regarde, on vit. Ni les mots ni les photos ni les chiffres ne retiennent l’air qui passe. Qu’est-ce qui vient briser l’harmonie, l’inexplicable rayonnement ? Il a suffi d’un feu pour provoquer la guerre, la chamaille et l’invention des dieux. Il a suffi qu’un seul s’approprie la chaleur pour exploiter les autres.

La somme des mots est moins émouvante que le son de la voix. Ils servent trop souvent à la domination. Je ferme les écrans pour écouter la vie, sa musique hésitante, l’insécable mouvement, le vent, la pluie, la lumière. Je me sers des mots pour nourrir l’espoir avec les aliments du cœur. Je ne veux rien savoir, je veux vivre simplement.

Il faut que les yeux bougent dans les mots avec la danse, le rythme, les odeurs. Il faut qu’ils jaillissent du ventre, des jambes et des bras comme des traces tactiles, des pulsations du corps. Quand tout s’éteint, il reste une lumière qu’on ne voyait pas. C’est cette lueur qui permet les rencontres que l’on n’attendait plus. Elle émane des yeux, de la peau et même du papier quand les mots sonnent juste. Elle ne cherche pas à convaincre ou à vaincre. Elle éclaire simplement les pas de ceux qui s’aiment.

Je ne cherche pas la lumière qui aveugle ni l’ombre qui se cache. Je n’attends pas le vent mais la bise. Ce qui reste au fond de moi et ne se montre pas, je le garde pour toi. Je marche sur un fil entre le froid et la chaleur. Une main de lumière touche la peau de l’ombre.

Les arbres ne comptent pas les heures mais connaissent le temps. J’entends les sons bien avant les paroles. Je les mets sur papier comme une main qui touche, comme un regard qui s’ouvre. Je dessine pour toi le sourire des fraises. Je goûte l’absolu sur le bout de la langue. J’aime entendre les voix, les craquements, les murmures. Je me recueille en moi pour écouter la vie comme un insecte prie sous l’église d’un fétu. Le vol des oiseaux laisse des traces dans nos yeux. J’ai appris la musique dans le silence entre les mots, les glissements d’une voyelle à l’autre, les accents, les notes aiguës ou graves des consonnes, les chuintements de la phrase. Peu importe le sens, la langue de chacun est le chant d’un oiseau.

Il y a toujours quelque chose qui s’échappe de nous à la verticale du ciel comme des signaux de fumée, des appels, des prières. Toute une vie respire dans les grains serrés de la pierre, les feuilles vertes tout au bout des vieux troncs, les eaux cachées derrière la neige. Les arbres ont toujours une partie vivante et une partie morte. Les hommes ont le silence pour porter la parole. Les vagues font des vagues pour transporter la mer.

Quand le soleil déplie sa nappe de lin bleu, toutes les fleurs s’attablent. Je m’assois sur la chaise d’un arbre et la rosée me sert à boire. On ne voit pas toujours avec les yeux. On sent et on ressent. À des milliers de milles je ressens chaque atome de toi. C’est à partir du cœur que je trace tes traits. La terre émet des ondes, des odeurs, des signaux. Le cœur agit comme un révélateur et transforme la noirceur en lumière.

Les arbres grandissent par le cœur. On dirait qu’ils font des gestes pour saisir mais n’attrapent jamais rien. Ils se contentent de rêver par les fruits. La musique du vent se met à voler avec les branches en forme d’aile, les rémiges des feuilles. Chaque bourgeon est comme un œil ouvert, une petite bouche avide respirant le soleil. Sous la croissance des racines les murs se descellent. Les branches après la pluie sont les doigts d’une main essuyant l’horizon. Le temps ne passe pas dans l’écorce des arbres. Il s’accumule en lumière avec ses torsades, ses tornades, ses strates où s’inscrit le passage des insectes. Dans la mémoire des voyages, il y a toujours un arbre qu’on ne peut oublier, un grand phare de feuilles dans la nuit de l’oubli, une barque d’écorce sur la rivière du vent, une branche qui traverse le ciel, un oiseau sur la branche.

En mots ou en images, on n’arrive jamais au bout de ses regards. Il n’y a pas de vide, jamais, mais des milliers de nœuds qui cherchent à se défaire, des liens qui cherchent leurs attaches. Je ne veux pas savoir ce que disent les livres. Je veux me faire comprendre par les animaux, que les lapins me content des histoires de poil, que les loups me tricotent des agneaux d’espérance. Je veux que les pierres me racontent la route, que les étoiles de mer m’épèlent la marée, que la montagne me traduise les phrases des nuages. Je veux que les racines m’enseignent la patience et le pain la sapience, que le chant des oiseaux s’accroche à mes oreilles. Je voudrais prendre la lumière dans les bras de mon ombre et la donner à ceux qui se croyaient aveugles.

Les mots ne répondent pas aux mots. Ils sont l’écho des choses, des montagnes, des fleuves. Ils répercutent les éclairs. C’est le monde qu’on aime à travers eux. Ils sont comme le pollen ou la poussière, les gouttes serrées de l’eau que tricote la pluie. Chaque mot dans une phrase est comme les flocons qui deviennent la neige, les pétales du sens sur la tige du langage. Tout parle, tout se tait, tout fait de la musique et le silence se vide peu à peu pour se remplir de signes. Il faut tendre l’oreille, ouvrir les paupières. De tous côtés, des signaux se répondent, de nouvelles étoiles accompagnent les vieilles, des galaxies se forment dans un grain de matière. Chaque pierre est vivante et parle dans sa langue. Le temps reste le même mais l’espace grandit.

Chaque doigt est une bougie au candélabre de la main. Nous nous passons le feu d’une accolade à l’autre. Contrebandiers du rêve, nous nous passons le mot. Chaque geste est une étincelle du corps, chaque baiser une flamme du cœur. Nous sommes des lumières dans la nuit du silence et nos vagues scintillent dans l’utérus du monde. Les mots comme la lune font apparaître les nuages. Ils s’animent comme les ombres au soleil. Il n’y a pas deux gouttes d’eau pareilles, deux paroles identiques. La vie prend sa source dans la diversité. Des milliards d’étoiles ont enfanté la terre.

Quand un enfant regarde la route, c’est l’horizon qu’il tire à lui comme le fil d’un cerf-volant. Quand il lance un ballon, il retombe toujours en plein centre du monde. Le centre est partout et nulle part à la fois. Il coule dans les veines à partir du cœur. Toutes les terres sont des îles. Tous les pas sont des vagues. Le monde est une mer qui ne cesse de renaître. Les yeux respirent les images dans le souffle du vent. La moindre main est un lieu de rencontre, une gare de triage, une écope, une église où viennent prier les choses. Les voyages sans but ne s’achèvent jamais. Le bras est une barque, une rivière de gestes changeant toujours de cap. Nous avançons au rythme du ressac.

À chaque instant le vide peut se remplir de beauté. Il faut fuir ce qui détourne de soi-même, ce qui corrompt et avilit, ce qui nous rend l’objet des objets au lieu d’en être la lumière. Ne travaille pas si le travail t’ennuie. Refuse le salaire s’il entrave ta liberté. Apprends la faim si le pain est un luxe. J’ai remplacé les trousseaux de clés par les notes de musique, les lignes droites par les croches, les double-croches et les noires. Le rossignol ouvre les portes, les portières, les portées avec la clef des champs. C’est un oiseau qui passe par la serrure des oreilles, les trous de balle et d’obus. Où sont les hommes sans tromperie, sans trompe-l’œil, qui ne cherchent pas à posséder le monde mais à l’aimer simplement, comme la pluie aime ses gouttes, un arbre ses racines, un grain de sable la mer ? Qu’importe le passé, le futur, c’est le présent qui est vivant. Chaque parcelle de nous est un œil géant.

Je déménage quelque fois du matin à la nuit. C’est comme changer de pays. Le langage des gnomes devient celui des fées. Les couleurs changent d’habit. Les odeurs font des bruits différents. Dans les phrases qui dorment, il y a des mots qui ronflent. Dans les phrases qui veillent, il y a des cailloux au fond des souliers, des rires dans les poches en pourboire au néant, des consonnes en sautoir sur le sens des mots, des virgules debout comme la tige des fleurs. Il y a parfois des feuilles de la nuit aux branches du matin, des étoiles dans l’eau qui n’ont pas fermé l’œil, de gros oiseaux de mer qui marchent sur la terre.

Je marche dans les bois. Je respire. Je vis. Les feuilles du matin semblent n’avoir jamais servi. Les oiseaux tournent une nouvelle page avec le doigt du chant. Les fleurs n’ont pas encore de fatigue. Secouant la rosée, elles s’étirent au soleil. « Bonjour » dit un arbre à un autre avec les mots des branches. C’est l’heure où l’air se laisse toucher comme un souffle infini, un petit souffle au cœur. C’est l’heure où les choses n’ont pas encore de nom, où les rides sourient, où les chats noirs se préparent à dormir, où les écureuils sortent avec leur parasol. C’est l’heure où l’on verse le café des pas dans la tasse des routes. La lumière du matin s’accroche aux pierres, aux plantes, à la peau de la terre. Je vois, je respire et je bouge dans une seule et même phrase. Je cours sur les ponts qui traversent d’arbre en arbre, les terriers sous la pierre, l’odeur du miel, le sel de la mer.

Je n’aime pas beaucoup les larmes. Je préfère le sourire. Il est plus émouvant. La douleur ne mène pas plus loin que le bonheur. Les gens trop sérieux on dirait qu’ils ont honte de rire, qu’ils ne vivent pas vraiment, qu’ils caressent la peau avec les mains fermées. Leur pensée n’est pas la mienne. J’essaie d’être debout avec l’aura d’un arbre, le cercle des oiseaux, le passage des nuages. La graine dans sa cosse s’arc-boute à la vie. Déjà dans son cocon, le papillon prépare son voyage au long cours. Le pommier reste jeune dans le sourire des pommes, le baiser des abeilles. Le chêne, qui semble si sérieux, est peuplé de fous rires. Il est fragile comme un homme devant l’orgueil du vent. Il s’accroche aux nuages pour ne pas tituber alors que la brindille porte le poids du ciel.

Je me demande ce que les vieilles montagnes disent aux jeunes gouttes de pluie, ce que la mer raconte pour endormir les vagues. Le corps se modèle aux accidents de terrain. Il a ses grottes, ses rivières, ses crevasses, ses lumières, ses ombres, ses clairières, ses havres. Il a ses plantes de pied, ses fleurs de peau, ses racines de cheveux, ses grandes et ses petites lèvres, sa bouche de volcan. Il a ses mines de sel, de sueur et de larmes. Il a ses fossiles et ses dessins rupestres sur l’alvéole du cœur. La marée des yeux laisse entrevoir les vagues d’une mer intérieure. Nous sommes fait de rêve tout autant que de chair.

Mes pieds lèchent la terre comme une langue d’eau dessinant une route sur la grande main du monde. Si le ruisseau médite, la rivière chantonne, le fleuve sort du lit et caresse la mer. Quand les arbres s’embrassent, je cherche de mes lèvres leurs milliers de ventouses. J’avance dans la mer avec des vagues à l’âme et des rames de papier. Certains jours, les yeux respirent par les larmes. Le lendemain, ils mangent le soleil d’un iris gourmand. Il y a tant d’images qu’on doit fermer les yeux pour ne pas qu’elles s’effacent. Je porte dans la voix tous les cœurs éclopés, des planètes entières au milieu des entrailles, mes tripes à la main dans un bouquet de mots. Malgré ma voix de pierre et de cailloux brisés, je chante pour les fleurs, les oiseaux, les cigales. J’essaie de faire voler les ailes des montagnes d’une main chimérique.

Les mots sont comme des nuages sur la page. Ils s’assemblent et se défont, se forment et se déforment. Ils s’accumulent en cumulus de sens. Ils s’écartent et se rejoignent. Ils font la pluie et le beau temps. Un jour on rit, un jour on pleure. Ce sont de drôles de mots. Ils se querellent un peu pour un f à l’envers ou la bedaine d’un p. Ils ne sont pas sérieux comme la lune ou le sable. On doit parfois les lire la tête à l’envers et les regards entre parenthèses. Ils sont la chevelure sur la tête des idées. Ils sont la pensée du ciel, de la mer, des orages, la parole magique. La reptation de l’encre assombrit leurs images. Ils nagent comme des grandes amibes lenticulaires. Je voyage avec eux. Ils m’emportent et me laissent dans le fossé des marges.

J’écris à plat ventre sur la page avec le cœur debout au milieu des ratures. J’ai une main pour la nuit, une autre pour le jour, un pied dans l’eau et l’autre sur la terre. J’ai une oreille qui écoute et l’autre qui écrit. J’ai un regard qui voit et l’autre qui dessine. Les mots sont le prolongement des pas. Quand la route s’arrête, ils continuent de marcher à la place des pieds. Les mots sont le prolongement des doigts. Quand les gestes s’arrêtent, ils pénètrent les choses. Les mots sont le prolongement des yeux. Quand la lumière s’éteint, ils éclairent dans l’ombre. Les mots sont le prolongement de l’eau, les rides de la mer sur le visage du sable. Les mots sont le prolongement du temps, les rêves de l’enfance chez les vieillards bancals. Quand ils viennent frapper à la porte des yeux, ils apportent avec eux une miche d’images. Les mots sont le prolongement du cœur. Leurs bras d’encre s’avancent à la rencontre d’une épaule.

 

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JEAN-MARC LAFRENIERE

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regard1

 

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