MEMOIRES D'OUTRE-TOMBE...Extrait
"...Cette année 1883, soumis à mes vagabondes destinées, la Saint-François me trouve errant. J'aperçois au bord du chemin une croix, elle s'élève dans un bouquet d'arbres qui laisse tomber en silence, sur l 'Homme-Dieu crucifié, quelques feuilles mortes. Vingt-Sept ans en arrière, j'ai passé la Saint-François au pied du véritable Golgotha.
Mon patron aussi visita le Saint tombeau. François d'Assise, fondateurs des ordres mendiants, fit faire, en vertu de cette institution, un pas considérable à l 'Évangile, et qu'on a point assez remarqué : Il acheva d'introduire le peuple dans la religion; en revêtant le pauvre d'une robe de moine, il força le monde à la charité, il releva le mendiant aux yeux du riche, et dans une milice chrétienne prolétaire il établit le modèle de cette fraternité qui sera l 'accomplissement de cette partie politique du christianisme non encore développé, et sans laquelle il n'y aura jamais de liberté et de justice complète sur la terre.
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Mon patron étendait cette tendresse fraternelle aux animaux mêmes sur lesquels il paraîtrait avoir reconquis par son innocence l 'empire que l 'homme exerçait sur eux avant sa chute; il leur parlait comme s 'ils l 'eussent entendu; il leur donnait le nom de frères et de sœurs. Près de Baveno, comme il passait, une multitude d'oiseaux s'assemblèrent autour de lui; il les salua et leur dit : " mes frères ailés, aimez et louez Dieu, car il vous a vêtus de plumes et vous a donné le pouvoir de voler dans le ciel". Les oiseaux du lac de Rieti le suivaient. Il était dans la joie quand il rencontrait des troupeaux de moutons; il en avait une grande compassion: " Mes frères, leur disait-il, venez à moi." Il rachetait quelque fois avec ses habits une brebis que l 'on conduisait au boucher;
Il se souvenait de l 'agneau très-doux, immolé pour le salut des hommes.une cigale habitait une branche de figuier près de sa porte à la Portiuncule ( Oratoire de Saint-François, près d'Assise ), il l 'appelait; elle venait se reposer su sa main et lui disait: " Ma sœur la cigale,chante le Dieu ton créateur. "
Il en usa de même avec un rossignol et fut vaincu au concert par l 'oiseau qu'il bénit, et qui s'envola apès sa victoire. Il était obligé de faire reporter au loin dans les bois les petits animaux sauvages qui accouraient à lui et cherchaient un abri dans son sein. Quand il voulait prier le matin, il ordonnait le silence aux hirondelles, et elles se taisaient. Un jeune homme allait vendre à Sienne des tourterelles; le serviteur de Dieu le pria de les lui donner, afin qu'on ne tuât pas ces colombes qui, dans l 'Écriture, sont le symbole de l 'innocence et de la candeur. Le Saint les emporta à son couvent de Ravacciano; il planta son bâton à la porte du monastère; le bâton se changea en un grand chêne vert; le Saint y laissa aller les tourterelles et leur commanda d'y bâtir leur nid, ce qu'elles firent pendant plusieurs années.
François mourant voulut sortir du monde nu comme il y était entré; il demanda que son corps dépouillé fût enterré dans le lieu où l'on exécutait les criminels, en imitation du Christ qu'il avait pris pour modèle. Il dicta un testament tout spirituel, car il n'avait à léguer à ses frères que la pauvreté et la paix: une Sainte femme le mit au tombeau.
J'ai reçu de mon patron la pauvreté, l 'amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux; mais mon bâton stérile ne se changera point en chêne vert pour les protéger.
... Le soir, à travers les ormes branchus de mon boulevard, j'aperçus les réverbères agités, dont la lumière demi-éteinte vacillait comme la petite lampe de ma vie... "
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MEMOIRES D'OUTRE-TOMBE, TOME III, PAGES 655/656/657
F.R de CHATEAUBRIAND
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