L'HYSTERIE DU POEME
Le poème, le poème… Jusqu’à quand ? Y aura-t-il encore en hébreu assez d’épées pour affronter le prochain poème qu’écrira un autre poète pour demander le retrait des occupants ?
Nathan Zakh a dû d’abord m’insulter pour avoir le droit de formuler ensuite cette question pertinente : " Les Israéliens poseraient-ils comme condition de la paix avec les Palestiniens que ces derniers tombent d’abord amoureux d’eux ? Dans ce cas, nous risquons d’attendre longtemps, très longtemps. "
Les Israéliens ont été surpris de découvrir que le peuple palestinien n’aime ni l’occupation ni les occupants. Ce fut une surprise telle que Yediot Aharonot a pu titrer : " Unité retrouvée à la Knesset ", après que le Premier ministre eut présenté mon poème comme la meilleure preuve qu’il fallait poursuivre l’occupation. Quand aux écrivains libéraux, si épris de paix, ils ont versé des larmes de crocodile lorsqu’ils ont découvert à cette occasion que les Palestiniens persistaient que la Palestine était leur patrie. Ce qui a poussé Amos Kenan à me menacer du fusil comme seule langue désormais possible entre nous.
Pendant ce temps, les orientalistes israéliens sont encore occupés à chercher le sens du mot " perdrix " (Hajal) et le sens à donner au fait que je l’ai mis après le mot " pierres " (Hajar). Mati Peled a fait a juste titre remarquer que c’est bien la marque d’une incompréhension, voire d’une véritable coupure, entre deux cultures vivant sur la même terre. Il faut que personne ne comprenne plus personne pour qu’aucun traducteur n’ait remarqué que la perdrix est un oiseau de la taille d’un pigeon qui vit au milieu des pierres.
Lorsque l’on fait remarquer à tel député du Likoud : " L’hymne israélien ne dit-il pas que le Jourdain a deux rives, une occidentale et l’autre orientale ? ", l’autre répond : " J’ai bien le droit de chanter. " Le Palestinien n’aurait-il pas le droit de chanter sa patrie comme l’Israélien son expansionnisme ? Non. L’Arabe n’a pas le droit de forger son langage en dehors des limites que l’Israélien lui a fixées. Ce qui déborde de ces limites est décrété hors de l’humain. L’humain, en nous, doit quitter son espace propre pour se confier dans le " ghetto " de l’autre. Il doit se faire le gardien de sa propre absence, au profit de la présence de l’autre.
Mais si nous n’arrivons pas à vivre côte à côte, pourquoi devrions-nous pour autant mourir ensemble ? Cette question, exprimant l’ultime concession qu’un homme puisse faire, devient, dans l’esprit des Israéliens, l’ultime degré de l’agression sauvage ; elle transgresse en effet les limites du rôle qu’ils ont fixé à l’autre, cet autre qui n’a même pas droit aux questions.
Ainsi, dans la mentalité israélienne, le Palestinien va passer de l’état d’une homme qu’on a le droit de réduire à rien pour accomplir sa propre humanité, à celui d’un élément constitutif de l’existence israélienne, un sujet nécessaire, dominé, que l'Israélien peut utiliser quand il veut, comme il veut.
Qui donc donne en effet à la mosaïque israélienne son unité, sinon la volonté unanime de la victoire sur un fantôme en train de se matérialiser, sinon la nécessité d’être unis face à la peur d’une défaite ? Tout se passe comme si le Palestinien, qu’il soit absent ou présent, était l’essence même de l’existence de l’Israélien. A condition, bien sûr, que ce Palestinien respecte le rôle qu’on lui a assigné. Plus on nie son existence, plus on reconnaît le poids de celle-ci. Et plus au contraire l’Israélien tend à reconnaître cette existence, plus il met en péril la sienne propre. Comme si l’Israélien avait besoin de convoquer le Palestinien selon l’image de son choix pour rester israélien.
N’y a-t-il d’autre identité que celle-là ?
Il est clair que c’est l’Israélien qui s’appauvrit lui-même, qui appauvrit sa propre substance en lui inculquant une peur devenue instinctive, la peur d’un ennemi indispensable, fabriqué avec soin de toutes pièces, un ennemi qui n’a lui-même d’autre ennemi que le juif, depuis la Création et pour toujours. Et si cet ennemi est le monde entier, cela ne peut que rehausser encore la fécondité du génie juif.
L’expression " Le monde entier est contre nous " est devenue une spécificité d’Israël et la condition de son existence. Quant à se demander pourquoi le monde entier à tort et l’Israélien raison, c’est une question tout à fait oiseuse. Car la légitimité de chaque acte d’Israël, sa revendication d’une vérité que personne d’autre ne saurait posséder, ont pour condition première l’hostilité du monde entier.
Ce credo est sans doute l’arme la plus simple qui permet à la mentalité israélienne de vaincre sa contradiction. Il a servi dans le passé à empêcher l’assimilation des juifs au sein des sociétés où ils vivaient. Il sert aujourd’hui à empêcher l’autre d’émerger, à empêcher la terre de s’ouvrir à la coexistence ; car la première condition en serait la reconnaissance du droit de l’autre à sa terre, puisque cette terre est à lui : il n’est pas un réfugié qui demande asile aux immigrants !
(…)
Ben Gourion n’était pas un goy. Pourtant, il reconnaissait en privé que le conflit n’était pas de nature raciale. C’étaient bien, selon lui, les Israéliens qui portaient la responsabilité de l’absence de paix, en raison de ce qu’ils faisaient et non pas de l’hostilité du monde entier vis-à-vis des juifs. Devant son ami Nahum Goldman, il manifestait, un soir, son inquiétude quant à l’avenir : " Pourquoi, lui disait-il, pourquoi les Arabes se réconcilieraient-ils avec nous ? C’est nous qui leur avons pris leur terre. "
" C’est nous qui leur avons pris leur terre. " Doit-on chercher là le motif de la fureur israélienne face aux manifestations de la mémoire arabe du présent ?
(…)
Ils disent ne pas vouloir coexister avec nous. Mais leur dilemme, c’est qu’ils ne peuvent pas vivre sans nous. Il ne nous appartient pas de régler ce paradoxe, lequel engendre la cruauté d’une jungle ou le mythe s’allie au fait accompli, et la fragilité de l’homme à la dureté de l’acier. Nous ne pouvons pas répondre à leur besoin permanent de fabriquer leur ennemi, l’ennemi dont ils veulent dicter la conduite, le langage, les réactions et même la forme des rêves. Un ennemi sur mesure répondant à toute leurs injonctions …
Le poème n’est qu’un prétexte. Mais jusqu’à quand … Jusqu’à quand ?
Nous leur proposons un marché : qu’ils suppriment les colonies, et nous supprimerons le poème ?
Mahmoud Darwich
al-Yawm al-sâbi, le 18 avril 1988