LE PUR AMOUR
La pureté n'est pas la continence, la pudibonderie ou la chasteté : il y a pureté à chaque fois que l'amour cesse d'être mélangé d'intérêt. La seule pureté, c'est l'amour pur.
De
toutes les vertus, si c'en est une, la pureté est peut-être la plus
difficile à appréhender, à saisir. Il faut bien que nous en ayons
pourtant l'expérience : que saurions-nous autrement de l'impur ? Mais
c'est une expérience d'abord étrangère, et douteuse. La pureté des
jeunes filles, ou de certaines d'entre elles, m'a toujours fortement
touché; comment savoir si elle était vraie ou feinte, ou plutôt si elle
n'était pas une autre impureté que la mienne, qui ne la bouleverserait
à ce point que par sa différence, comme deux couleurs se rehaussent à
proportion de leur contraste, certes, mais n'en sont pas moins couleurs
l'une et l'autre ?
(...)
Le
mot, en latin comme en français, a d'abord un sens matériel : ce qui
est pur, c'est ce qui est propre, sans tache, sans souillure. L'eau
pure, c'est l'eau sans mélange, l'eau qui n'est que de l'eau. On
remarquera que c'est donc une eau morte, et cela en dit long sur la
vie, et sur une certaine nostalgie de la pureté. Tout ce qui vit salit,
tout ce qui nettoie tue.
(...)
La
pureté n'est pas l'angélisme. Il y a une pureté de corps, une innocence
du corps, et dans la jouissance même : pura voluptas, disait Lucrèce,
le pur plaisir, auprès de quoi c'est la morale qui est obscène. (...)
N'allons pas trop vite pourtant, ni trop loin. Toutes les femmes
violées, quand elles osent raconter, font état de ce sentiment d'avoir
été salies, souillées, humiliées. Et combien d'épouses, si elles
disaient la vérité, avoueraient ne se soumettre qu'à contrecoeur à
l'impureté importune ou brutale de l'homme ? À contrecoeur : tout est
dit. Seul le coeur est pur, ou peut l'être; seul il purifie. Rien n'est
pur ou impur de soi. La même salive fait le crachat ou le baiser, le
même désir fait le viol ou l'amour. Ce n'est pas le sexe qui est impur
: c'est la force, la contrainte (Simone Weil : "L'amour n'exerce ni ne
subit la force; c'est là l'unique pureté"), tout ce qui humilie ou
avilit, tout ce qui profane, tout ce qui abaisse, tout ce qui est sans
respect, sans douceur, sans égards. La pureté, inversement, n'est pas
dans je ne sais quelle ignorance ou absence du désir (ce serait là une
maladie, non une vertu!) : elle est dans le désir sans faute et sans
violence, le désir accepté, le désir partagé, le désir qui élève et
célèbre !
(...)
La
pureté n'est pas une essence. La pureté n'est pas un attribut, qu'on
aurait ou pas. La pureté n'est pas absolue, la pureté n'est pas pure :
la pureté, c'est une certaine façon de ne pas voir le mal où, en effet,
il ne se trouve pas. L'impur voit le mal partout, et en jouit. Le pur
ne voit le mal nulle part, où plutôt là seulement où il se trouve, où
il en souffre : dans l'égoïsme, dans la cruauté, dans la méchanceté...
Est impur tout ce qu'on fait de mauvais coeur, ou le coeur mauvais.
(...)
Disons-le
en une formule : l'amour pur, c'est le contraire de l'amour-propre.
S'il y a un "pur plaisir" dans la sexualité, comme le voulait Lucrèce
et comme il nous arrive de l'expérimenter, c'est que la sexualité se
libère parfois, et nous libère, de cette prison du narcissisme, de
l'égoïsme, de la possessivité : le plaisir n'est pur, lui aussi, que
quand il est désintéressé, que quand il échappe à l'ego, et c'est
pourquoi dans la passion il n'est jamais pur, explique Lucrèce, et
c'est pourquoi la "Vénus vagabonde" (la liberté sexuelle) ou la "Vénus
maritale" (le couple) sont plus pures, bien souvent, que nos folles et
exclusives passions ...
(...)
Il
arrive que l'amour, le plaisir ou la joie nous libèrent quelque peu de
nous-mêmes, de notre avidité, de notre égoïsme, il se peut même (il
nous semble l'avoir parfois expérimenté ou pressenti) que l'amour
purifie l'amour jusqu'à ce point peut-être où le sujet se perd et se
sauve, quand il n'y a plus que la joie, quand il n'y a plus que l'amour
(l'amour "libéré de toute appartenance", dit Christian Bobin), quand il
n'y a plus que tout, et la pureté de tout.
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ANDRE COMTE-SPONVILLE
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Oeuvre Didier Delamonica