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Il parlait d'une voix très grave. Il se montrait triste et sévère. Il fut de lune, il fut d'acier. Il résonnait. Il s'enflammait.
Il s'avançait dans la lumière. À mi-sentier, il s'est assis. – Je meurs, a-t-il dit. Et le jour, le jour n'était que rêve encore.
Haïtien, dis-moi, as-tu vu passer son front à la peau brune et voler son ombre suave?
Il fut d'acier, il fut de lune. Il parlait d'une voix très grave. Il se montrait sévère et triste.
Oui, je sais bien, nous savons bien que tu es mort! Visage essentiel, poitrine profonde, ô dieu abattu, mort désormais de cette mort de tout le monde. Mort à peau absente et au lisse frontal, au crâne de songe dressé, crâne philosophique et éveillé; mort sans vêtements ni linceul, flottant maintenant sur des eaux de paix et d'oubli, mort désormais, mort désormais, mort désormais.
Et cependant, je le revois Je le revois, oui, cependant. Je revois, par exemple, sa redingote de grand seigneur de chaque jour: celle de Paris en fumée grise, d'un gris persistant, celle de Paris, et celle tout en fumée bleue du costume haïtien. Je revois ses souliers, français aussi, et le pantalon rayé qu'il portait sur cette photo de Consul, à Mexico. Je revois sa cigarette démoniaque au feu si pénétrant; et je revois son écriture, aux lettres déliées, timides et indépendantes, dures, droites, à gauche; je revois son stylographe court et noir, son gros stylo « Pélican », d'or et de gutta-percha; je revois sa ceinture portant deux lettres sur la boucle. Ou peut-être une seule?... En cela ma mémoire défaille... je ne sais: c'était peut-être une seule lettre, un grand R, mais je n'en suis pas sûr.. Je revois ses cravates, ses chaussettes et ses mouchoirs;
Je revois son porte-clefs, ses livres, sa serviette. (Une serviette de Ministre, ambitieuse, tout en cuir). Je revois ses poèmes inédits, ses articles polémiques, aussi ses notes sur les nègres. Peut-être tout cela est-il mort maintenant, ou, tout au plus, sont-ce des choses de musée familial. Je les conserve. Les voici... Je les garde. Je veux dire: je les revois.
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Et le reste, le reste, ce dont nous parlions, Jacques? Ah, le reste est immuable, oui, le reste est immuable! Le voilà: il demeure ainsi qu'une grande page de pierre lue et relue par tous; ainsi qu'une grande page sue, parfaitement sue, que nul ne plie, que nul ne tourne ni n'arrache à ce terrible livre d'Haïti, ouvert, à ce terrible livre ouvert à cette même page haïtienne sanglante, à cette même et seule, unique page ouverte il y a trois cents ans, terrible page haïtienne! Sang dans le dos du nègre originaire. Sang au poumon de Louverture. Sang sur les mains grelottantes de fièvre de Leclerc. Sang sur le fouet de Rochambeau, aux chiens assoiffés. Sang au Pont-Rouge. Sang sur la Citadelle. Sang sur la botte des Yankees. Sur le couteau de Trujillo. Sang sur la mer, sur le ciel et sur la montagne. Sang sur les fleuves, sur les arbres. Sang dans l'air. (J'oubliais de dire que justement Jacques, le personnage de ce poème, murmurait parfois: – Haïti est une éponge gorgée de sang).
Qui va presser l'éponge, l'insatiable éponge? Lui, peut-être, avec sa rage de siècles. Lui, peut-être avec ses doigts de rêve. Lui, peut-être, avec sa puissance céleste... Lui peut-être Monsieur Jacques Roumain. lui, qui parlait au nom du nègre Empereur, du nègre Roi, du nègre Président. et de tous les nègres qui ne furent jamais
que Jean Pierre Victor Candide Jules Charles Stephen Raymond André
Nègres pieds nus devant le Champ de Mars, ou dans le tiède chemin mulâtre de Pétion-Ville ou plus haut, dans le chemin blanc et déjà froid de Kenskoff: nègres encore esclaves, ombres, zombies, fantômes lents du café, de la canne à sucre, chair fébrile, féline, primaire, marécageuse, végétale.
Il va presser l'éponge, mais oui, presser l'éponge.
Alors on verra le dur soleil des Antilles – comme si une veine tellurique se brisait – empourprer l'océan surpris.
Et l'on verra flotter sans cordes et sans chaînes, les gorges pures d'une foule en marche, les âmes non pas, mais les corps en peine.
Dans sa course, le feu tranchant d'un incendie de sa langue promise léchera de la plaine immobile à la cime nuageuse.
O naissante aurore des temps! O mer, mer qui débordes en vagues de sang! Le passé passé, non, n'est pas passé. La vie nouvelle attend une nouvelle vie.
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Et bien: nous y voilà, Jacques, lointain ami. Ce n'est pas parce que tu es parti, ni parce qu'on t'a emmené, ou mieux encore, parce qu'on a barré ta route, que nul n'a cessé de lutter, oui, de lutter. Quelquefois il fait froid, c'est certain. Parfois aussi, le canon nous assourdit. Il est des heures d'air liquide, des heures de larmes, de râles, de gémissements.
De temps en temps un fleuve réussit à enfoncer un pont de son marteau brutal... Mais à chaque soupir naît un enfant. Mais à chaque jour la nuit accouche d'un soleil jaune, optimiste, qui féconde un sol inculte. Le moulin broie la moisson dure. L'épi de blé lève et grandit. Les hymnes se couvrent de drapeaux rouges. Regardez! En haillons, entourés de poussière, les voici, les premiers vaincus!
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Du jour initial point la grande lumière d'été. S'avance gravement mon doux mort haïtien, s'avance et dresse de nouveau sa main telle un poing de tempête. Chantons notre chanson fraternelle, mon frère.
Voici fleurir, plantée, la vieille lance. Dans nos mains brûle l'espérance. L'aurore est lente, mais s'avance.
Chantons devant les siècles frais récemment éveillés, sous cette étoile mûre, en suspens dans le parfum de la nuit et au long de tous ces chemins ouverts à l'infini. Chantons donc, mon ami, en écrasant le fouet tombé du poing du maître terrassé, cette chanson que nul avant nous n'a chantée: (voici fleurir, plantée, la vieille lance.) cette humide chanson tendue (Dans nos mains brûle l'espérance.) de ta gorge dans l'ombre, au-delà de la vie, (L'aurore est lente, mais s'avance.) jusqu'au cuivre sanglant de mon clairon terrestre!
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NICOLAS GUILLEN
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Photo de Michel Doret, 1942 Jacques Roumain à droite, avec Nicolas Guillén
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