SOUVENIRS DESORDONNES...Extrait
Je crois que l'amitié que j'ai vouée à Char
dès son arrivée à Paris s'explique d'abord parce qu'il était L'Islois.
Nous étions presque du même village, presque voisins ; nos souvenirs
d'enfance avaient la même couleur, la même sonorité et il était attaché à
son clocher autant que moi au mien. Nous avions vécu la même jeunesse ;
connu à coup sûr les mêmes jeux d'enfant, les mêmes patientes chasses
aux papillons et aux lézards. Il avait dû, comme moi, façonner par la
torsion de l'extrémité d'un long stipe d'herbe folle ce nœud coulant
qu'un voile de salive tendu sur son ellipse allongée fait pareil à un
miroir de dentiste – instrument de capture hasardeux – qu'il fallait
tenir dans une immobilité absolue devant le nez du lézard gris des
pierrailles. Qu'on se rassure : la capture était rare, elle n'était
jamais que le triomphe de la patience et la proie affolée – mais qui
avait pris leçon de prudence – était rendue à la nature. Char avait si
bien la nostalgie de ces exploits qu'en 1927, il lui arrivait parfois de
quitter le prisonnier de la rue de Clichy que j'étais pour sauter dans
un taxi et de se faire conduire à Saint-Cloud ou Meudon. Il y avait dans
ces bois des mares, et dans ces mares, salamandres et tritons !
Char est comme [Gracq]
l'homme de la liberté et de la solitude, mais d'une solitude un peu
apprivoisée ; il est aussi l'homme de l'approfondissement. Il creuse
aussi droit qu'il peut, aussi loin qu'il a la force.
Autrefois, à Pernes, il se faisait des "concours de sillons".
Un vaste champ était offert à ce jeu de laboureurs. Ils arrivaient avec
leur brabant, leur meilleure bête – on disait plutôt bête que cheval –
et leur bon fouet tressé. La palme revenait à qui avait su tracer le
sillon rectiligne le plus parfait sur la distance fixée – et elle était
longue ! Char est de cette Provence où les paysans, par amusement, par
délassement, se livraient à ces jeux de force et d'habileté. (...)
Char laboure. Il va droit, pesant de tout son poids sur les
mancherons de sa charrue, pour faire rouler de chaque côté des versoirs
luisants une terre vivante, grasse, riche et dont chaque motte révèle ce
que cachent les herbes folles et les fleurs dont d'autres composent
leurs bouquets.
Char, si serré dans son écriture, se livre dans la
conversation, au lieu que Gracq, qui tire sur le Breton, fermé sur
lui-même, ne s'abandonne que dans son œuvre. Char ne croit probablement
pas beaucoup à l'inspiration ; mais, au hasard d'une rencontre, à
l'aimantation des êtres et des choses. Il sait que le poète est un
médium qui perçoit, sait le lieu et la prise. Quand il laboure, il pèse
sur la terre ; il va toujours plus loin ; il revient sur le sillon
autant de fois qu'il faut. Un manuscrit de Char est toujours la
recherche de la dernière perfection. Quand on en est à l'impression, le
repentir intervient : un mot, une inversion et le livre n'est pas plutôt
achevé que se révèle ce qui aurait pu le parfaire. Tel poème de
quelques vers n'a pas eu moins de sept ou huit états dont chacun a été
définitif pendant quelques heures ou quelques jours. (...)
Char multiplie les efforts pour atteindre son but, au lieu que
Gracq engage son attelage dans le champ qu'il a choisi, généralement
celui du Destin, et laisse son roman aller son train et les choses se
découvrir d'elles-mêmes, parfois, se révéler à sa surprise. (...)
Je ne crois pas que Char ait jamais abandonné un poème qui
l'habitait sous prétexte qu'il manquait de prise. C'est un homme
d'action en même temps que de pensée ; un homme fort, qui commande, qui
impose ; au lieu que Gracq est un homme qui recueille ce qui lui
convient dans le champ qu'il a choisi parce que ce champ était terre
d'élection, mais seulement ce qui lui convient.
Sans doute est-ce deux choses : composer un poème et venir à
bout d'un long récit ; mais l'étendue ne fait rien à l'affaire – et un
poème de Char, même court, n'est pas une petite œuvre. En fait, il
s'agit de deux natures d'homme qui se trouvent être, chacun dans sa
manière, et je ne me crois pas aveuglé par l'amitié, les deux plus
grands créateurs de ce temps.
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JOSE CORTI
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