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EMMILA GITANA
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21 octobre 2010

LE TEMPS, CE GRAND SCULPTEUR...Extrait

              Qui sait si l'âme du fils d'Adam va en haut, et si l'âme des bêtes va en bas ?

              Ecclésiaste, III, 21.

            

 

 

Un conte des Mille et Une Nuits rapporte que la Terre et les animaux tremblèrent le jour où Dieu créa l'homme. Cette admirable vision de poète prend toute sa valeur pour nous, qui savons, bien mieux que le conteur arabe du Moyen Âge, à quel point la Terre et les animaux avaient raison de trembler. Quand je vois du bétail et des chevaux dans un champ, beau spectacle senti de tout temps par les peintres et les poètes comme « une idylle », mais devenu rare, hélas, dans notre milieu occidental, quand il m'arrive même de voir quelques poules picorant encore librement dans une cour de ferme, je me dis, certes, que ces bêtes sacrifiées à l’appétit de l'homme, ou usées à son service, mourront un jour « de male mort », saignées, assommées, étranglées, ou, selon l'ancien usage, quand il s'agit de chevaux qu'on n'envoie pas aux « boucheries chevalines », tuées d'un coup de feu le plus souvent maladroit, qui n'est presque jamais un véritable « coup de grâce », abandonnées dans les solitudes de la sierra, comme le font encore les paysans de Madère, ou même (en quel pays m'a-t-on raconté le fait ?) poussées à la pointe de l'aiguillon vers le précipice où elles s'abîmeront fracassées.

 

Mais je me dis aussi qu'en ce moment, et peut-être pendant des mois ou des années encore, ces bêtes auront vécu en plein air, en plein soleil ou en pleine nuit, maltraitées souvent, bien traitées parfois, parcourant à peu près normales cycles de leur existence animale, comme nous nous résignons à accomplir les cycles de notre propre vie. Mais cette relative « normalité » n'est plus de mise chez nous, où l'effroyable surproduction (qui finalement d'ailleurs avilit aussi et tue l'homme) fait des animaux des produits fabriqués à la chaîne, vivant leur brève et pauvre existence (il faut bien que l'éleveur rentre dans ses frais le plus tôt possible) dans l'insupportable éclat de la lumière électrique, bourrés d'hormones dont leur viande nous transmet les dangers, pondant et « faisant sous eux », comme le disaient autrefois les infirmières et les nourrices, privés, dans le cas des volailles confinées les unes contre les autres, du bec et des ongles que, durant leur horrible vie empaquetée, elles tourneraient contre leurs compagnes de misère ; ou encore, comme les beaux chevaux de la Garde Républicaine, vieillis et cassés, envoyés agoniser, parfois deux ans, dans une stalle de l'Institut Pasteur, avec pour seule diversion d'être saignés chaque jour, jusqu'à ce qu'enfin, vides de sang, ils s'effondrent, loques chevalines victimes de nos progrès dans l'immunologie, et les hommes de la Garde eux-mêmes s'écrient : « Nous aimerions beaucoup mieux qu'on les envoie tout droit à la boucherie ! »

 

    Et, certes, nous avons presque tous utilisé des sérums, tout en appelant de nos vœux l'époque où ce progrès médical passera de mode, comme tant d'autres ont passé ; la plupart d'entre nous mangent de la viande, mais certains s'y refusent, et songent, doucement ironiques, à tous les déchets de l'épouvante et de l'agonie, à toutes les cellules usées d'un cycle nutritif arrivé à sa fin aboutissant aux mâchoires de ces dévorateurs de biftecks.

 

    Ici comme ailleurs, l'équilibre a été rompu ; l'horrible matière première animale est un fait nouveau, comme la forêt anéantie pour fournir la pâte nécessaire à nos quotidiens et à nos hebdomadaires gonflés de réclames et de fausses nouvelles ; comme nos océans où le poisson est sacrifié aux pétroliers. Pendant des millénaires, l'homme a considéré la bête comme sa chose, mais un étroit contact subsistait. Le cavalier aimait, tout en en abusant, sa monture ; le chasseur d'autrefois connaissait les modes de vie du gibier, et « aimait » à sa manière les bêtes qu'il se faisait gloire d'abattre : une sorte de familiarité se mêlait à l'horreur ; la vache envoyée chez le boucher une fois définitivement vide de lait, le cochon saigné pour la fête de Noël (et la femme du manant du Moyen Âge s'assied traditionnellement sur ses pattes pour l'empêcher de gigoter), ont été d'abord « les pauvres bêtes » pour lesquelles on allait couper l'herbe ou dont on préparait le repas de déchets. Pour plus d'une fermière, la vache contre laquelle elle s'appuyait pour traire a été une sorte de muette amie. Les lapins en cage n'étaient qu'à deux pas du garde-manger où ils finiraient, « hachés menu comme chair à pâté », mais ils étaient entre-temps ces bêtes dont on aimait à voir remuer les babines roses quand à travers leur grille on leur tendait des feuilles de laitue.

 

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    Nous avons changé tout cela : les enfants des villes n'ont Jamais vu une vache ou un mouton ; or, on n'aime pas ce dont on n'a jamais eu l'occasion de s'approcher ou qu'on n'a jamais caressé. Le cheval, pour un Parisien, n'est plus guère que cette bête mythologique, dopée et poussée au-delà de ses forces, sur laquelle on gagne un peu d'argent quand on a misé juste à l'occasion d'un grand prix. Débitée en tranches soigneusement enveloppées de papier cristal dans un supermarché, ou conservée en boîte, la chair de l'animal cesse d'être sentie comme ayant été vivante. On en vient à se dire que nos étals de boucherie, où pendent à des crocs des quartiers de bêtes qui ont à peine fini de saigner, si atroces pour qui n'en a pas l'habitude que certains de mes amis étrangers change de trottoir, à Paris, en les apercevant de loin, sont peut-être une bonne chose, en tant que témoignages visibles de la violence faite à l'animal par l'homme.

 

    De même, les manteaux de fourrure présentés avec des soins exquis dans les vitrines des grands fourreurs semblent à mille lieues du phoque assommé sur la banquise, à coups de matraque, ou du raton laveur pris dans une trappe et se rongeant une patte pour essayer de recouvrer la liberté. La belle qui se maquille ne sait pas que ses cosmétiques ont été essayés sur des lapins ou des cobayes morts sacrifiés ou aveugles. L'inconscience, e conséquemment la bonne conscience, de l'acheteur ou de l'acheteuse est totale, comme est totale, par ignorance de ce dont ils parlent et par manque d'imagination, l'innocence de ceux qui prennent la peine de justifier les goulags de diverses espèces, ou qui préconisent l'emploi de l'arme atomique. Une civilisation de plus en plus éloignée du réel fait de plus en plus de victimes, y compris elle-même.

 

    Et cependant, l'amour des animaux est aussi vieux que la race humaine. Des milliers de témoignages écrits ou parlés, d' oeuvres d'art et de gestes aperçus en font foi. Il aimait son âne, ce paysan marocain qui venait de l'entendre condamner à mort, parce qu'il avait, des semaines durant, versé sur ses longues oreilles couvertes de plaies de l'huile de carburant, jugée plus efficace, étant plus chère, que l'huile d'olive qui abonde dans sa petite ferme. L'horrible nécrose des oreilles avait peu à peu pourri l'animal tout entier, qui n'avait plus longtemps à vivre, mais continuerait jusqu'au bout sa tâche, l'homme étant trop pauvre pour consentir à le sacrifier. Il aimait son cheval, ce riche avare, qui amenait à la consultation gratuite du vétérinaire européen la belle bête à robe grise, fierté des jours de fantasia, dont une nourriture mal choisie semblait avoir été le seul mal. Il aimait son chien, ce paysan portugais portant chaque matin dans ses bras son berger allemand à la hanche cassée, pour l'avoir près de lui pendant sa longue journée de jardinier et le nourrir des restes de la cuisine. Ils aiment les oiseaux, ce vieux monsieur ou cette vieille dame des maigres parcs parisiens, nourrissant des pigeons, et dont on se moque bien à tort, puisqu'ils rentrent grâce à ces battements d'ailes autour d'eux en rapport avec l'univers. Il aimait les animaux, l'homme de L'Ecclésiaste, se demandant si l'âme des bêtes va en bas  ; Léonard libérant des oiseaux prisonniers sur un marché de Florence, ou encore cette Chinoise d'il y a mille ans, trouvant dans un coin de la cour une énorme cage contenant une centaine de moineaux, parce que son médecin recommandait qu'elle mangeât chaque jour une cervelle encore tiède. Elle ouvrit toutes grandes les portes de la cage. «Que suis-je pour me préférer à tant de ces bestioles ? » Les options que nous avons sans cesse à prendre, d’autres les ont prises avant nous.

 

    Il semble qu'une des formidables causes de la souffrance animale, en Occident du moins, ait été l'injonction biblique de Jéhovah à Adam avant la faute, lui montrant le peuple des animaux, les lui faisant nommer, et l'en déclarant maître et seigneur. Cette scène mythique a toujours été interprétée par le chrétien et le juif orthodoxes comme une permission de mettre en coupe réglée ces milliers d'espèces qui expriment, par leurs formes différentes des nôtres, l'infinie variété de la vie, et par leur organisation interne, leur pouvoir d'agir, de jouir et de souffrir, l'évidente unité de celle-ci. Et cependant, il eût été bien facile d'interpréter le vieux mythe autrement : cet Adam, encore intouché par la chute, aurait aussi bien pu se sentir promu au rang de protecteur, d'arbitre, de modérateur de la création tout entière, utilisant les dons qui lui avaient été faits en surplus, ou différemment, de ceux octroyés aux animaux, pour parachever et maintenir le bel équilibre du monde, dont Dieu l'avait fait, non le tyran, mais l'intendant.

 

    Le christianisme aurait insisté sur les sublimes légendes qui mêlent l'animal à l'homme ; le bœuf et l'âne échauffant l'enfant jésus de leur souffle ; le lion ensevelissant pieusement le corps des anachorètes, ou servant de bête de trait et de chien de garde à saint Jérôme ; les corbeaux nourrissant les Pères du désert, et le chien de saint Roch son maître malade ; le loup, les oiseaux et les poissons de saint François, les bêtes des bois cherchant protection auprès de saint Blaise, la prière pour ces animaux de Césarée ou le cerf porteur de croix qui convertit saint Hubert (c'est une des plus cruelles ironies du folklore religieux que ce saint soit devenu entre-temps le patron des chasseurs). Ou encore les saints d'Irlande et des Hébrides ramenant sur le rivage et soignant des hérons blessés, protégeant les cerfs aux abois, et mourant en fraternisant avec un cheval blanc. Il y avait dans le christianisme tous les éléments d'un folklore animal presque aussi riche que celui du bouddhisme, mais le sec dogmatisme et la priorité donnée à l'égoïsme humain l'ont emporté. Il semble que sur ce point un mouvement supposé rationaliste et laïque, l'humanisme, au sens récent et abusif du mot, qui prétend n'accorder d'intérêt qu'aux réalisations humaines, hérite directement de ce christianisme appauvri, auquel la connaissance et l'amour du reste des êtres ont été retirés.

 

    D'autre part, une théorie différente allait se mettre au service de ceux pour qui l'animal ne mérite aucune aide et se trouve démuni de la dignité qu'en principe, du moins, et sur papier, nous accordons à chaque homme. En France, et dans tout pays influencé par la culture française, l'animal-machine de Descartes est devenu un article de foi d'autant plus facile à accepter qu'il favorisait l'exploitation et l'indifférence. Là aussi, on peut se demander si l'assertion de Descartes n'a pas été reçue au niveau le plus bas. L'animal-machine, certes, mais ni plus ni moins que l'homme lui-même n'est qu'une machine, machine à produire et à ordonnancer les actions, les pulsions et les réactions qui constituent les sensations de chaud et de froid, de faim et de satisfaction digestive, les poussées sexuelles, et aussi la douleur, la fatigue, la terreur, que les animaux éprouvent comme nous le faisons nous-mêmes. La bête est machine ; l'homme aussi, et c'est sans doute la crainte de blasphémer l'âme immortelle qui a empêché Descartes d'aller ouvertement plus loin dans cette hypothèse, qui eût jeté les bases d'une physiologie et d'une zoologie authentiques. Et Léonard, si Descartes avait été à même de connaître ses Cahiers, lui eût soufflé qu'à la limite Dieu lui-même est « le premier moteur ».

 

    J’ai évoqué un peu longuement le drame de l'animal et ses causes premières. Dans l'état présent de la question, à une époque où nos abus s'aggravent sur ce point comme sur tant d'autres, on peut se demander si une Déclaration des droits de l'animal va être utile. Je l'accueille avec joie, mais déjà de bons esprits murmurent : « Voici près de deux cents ans qu'a été proclamée une Déclaration des droits de l'homme, qu'en est-il résulté ? Aucun temps n'a été plus concentrationnaire, plus porté aux destructions massives de vies humaines, plus prêt à dégrader, jusque chez ses victimes elles-mêmes, la notion d'humanité. Sied-il de promulguer en faveur de l'animal un autre document de ce type, qui sera — tant que l'homme lui-même n'aura pas changé —, aussi vain que la Déclaration des droits de l'homme ? » Je crois que oui. Je crois qu'il convient toujours de promulguer ou de réaffirmer les Lois véritables, qui n'en seront pas moins enfreintes, mais en laissant çà et là aux transgresseurs le sentiment d'avoir mal fait. « Tu ne tueras pas. » Toute l'histoire, dont nous sommes si fiers, est une perpétuelle infraction à cette loi.

 

    « Tu ne feras pas souffrir les animaux, ou du moins tu ne les feras souffrir que le moins possible. Ils ont leurs droits et leur dignité comme toi-même », est assurément une admonition bien modeste ; dans l'état actuel des esprits, elle est, hélas, quasi subversive. Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence, la cruauté, qui d'ailleurs ne s'exercent si souvent contre l'homme que parce qu'elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu'il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu'il y aurait moins d'enfants martyrs s'il y avait moins d'animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures, si nous n'avions pas pris l'habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l'abattoir, moins de gibier humain descendu d'un coup de feu si le goût et l'habitude de tuer n'étaient l'apanage des chasseurs. Et dans l'humble mesure du possible, changeons (c'est à dire améliorons s'il se peut) la vie.

 

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MARGUERITE YOURCENAR

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