LE MYTHE DE SISYPHE....Extrait
(...)
Encore
une fois ce ne sont pas des morales que ces images proposent et elles
n'engagent pas de jugements : ce sont des dessins. Ils figurent
seulement un style de vie. L'amant, le comédien, ou l'aventurier jouent
l'absurde. Mais aussi bien, s'ils le veulent le chaste, le fonctionnaire
ou le président de la république.
Il suffit de savoir et de ne rien
masquer. Dans les musées italiens, on trouve quelques fois de petits
écrans peints que le prêtre tenait devant les visages des condamnés pour
leur cacher l'échafaud. Le saut sous toutes ses formes, la
précipitation dans le divin où l'éternel, l'abandon aux illusions du
quotidien ou de l'idée, tous ces écrans cachent l'absurde. Mais il y a
des fonctionnaires sans écran et ce sont eux dont je veux parler.
J'ai
choisi les plus extrêmes. A ce degré, l'absurde leur donne un pouvoir
royal. Il est vrai que ces princes sont sans royaume. Mais ils ont cet
avantage sur d'autres qu'ils savent que toutes les royautés sont
illusoires. Ils savent, voilà toute leur grandeur, et c'est en vain
qu'on veut parler à leur propos de malheur caché ou des cendres de la
désillusion. Être privé d'espoir, ce n'est pas désespérer. Les flammes
de la terre valent bien les parfums célestes. Ni moi ni personne ne
pouvons ici les juger. Ils ne cherchent pas à être meilleurs, tentent
d'être conséquents. Si le mot sage s'applique à l'homme qui vit de ce
qu'il a, sans spéculer sur ce qu'il n'a pas, alors ceux-là sont des
sages. L'un d'eux, conquérant, mais parmi l'esprit, Don Juan mais de la
connaissance, comédien mais de l'intelligence, le sait mieux que
quiconque : " On ne mérite nullement un privilège sur terre et dans le
ciel lorsqu'on a mené sa chère petite douceur de mouton jusqu'à la
perfection : on en continue pas moins à être au meilleur cas un cher
petit mouton ridicule avec des cornes et rien de plus - en admettant
même que l'on ne crève pas de vanité et que l'on ne provoque pas de
scandale par ses attitudes de juges . "
Il fallait en tout cas
restituer au raisonnement absurde des visages plus chaleureux.
L'imagination peut en rajouter beaucoup d'autres, rivés au temps et à
l'exil, qui savent aussi vivre à la mesure d'un univers sans avenir et
sans faiblesse. Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d'hommes
qui pense clair et n'espèrent plus. Et je n'ai pas encore parlé du plus
absurde des personnages qui est le créateur.
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ALBERT CAMUS
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Oeuvre Alain Trez