Croyez-vous qu'il suffise de naître pour chanter,
et de mourir pour vivre ?
Je suis né de la chair comme le vin du diable
avait jailli des trous forés dans une table -
je suis né de rien,
et cependant,plus tard dans la chair de la femme
j'ai cherché cette chose amère et emmêlée,
l'obscure volupté qui m'a ouvert les yeux.
Mais comment cette chair devient esprit, le sais-je,
comment le lait se transforme en paroles
et le sang en angoisse
et comment la matière se mue en désespoir ?
Je flottais sans souci sur les fleuves du sang
quel pêcheur à la ligne s'est pris à ma dorure
pour me jeter dans un filet sale et humide
avec d'autres vivants, prisonniers comme moi,
réveillés comme moi aux pires solitudes,
privés de leur milieu salin ?
Je sors sur le balcon et je crie : Arrêtez!
Qui se souvient encore de son pays natal ?
Cette terre n'est pas à nous,
la lumière n'est qu'une cage
et le temps qu'un fouet,
nous ne sommes que des esclaves
nos outils chantent-ils,
chante-t-il le travail
et nos poumons jumeaux respirent-ils jamais ?
Je me souviens : j'habitais le pays des paresses,
les maëlstroms y chantaient sur les bords.
De grands oiseaux de songe y déposaient leurs oeufs
de feu et de l'eau conjugués.
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BENJAMIN FONDANE
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Oeuvre René Magritte