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EMMILA GITANA
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24 mars 2012

LES TRAVAILLEURS DE LA MER ....Extrait

(...)

L’hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. Il était le mal et s’était accouplé à la probité. Il haïssait la vertu d’une haine de mal marié. Il avait toujours eu une préméditation scélérate ; depuis qu’il avait l’âge d’homme, il portait cette armure rigide, l’apparence. Il était monstre en dessous ; il vivait dans une peau d’homme de bien avec un coeur de bandit. Il était le pirate doucereux. Il était le prisonnier de l’honnêteté ; il était enfermé dans cette boîte de momie, l’innocence ; il avait sur le dos des ailes d’ange, écrasantes pour un gredin. Il était surchargé d’estime publique. Passer pour honnête homme, c’est dur. Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. Ce contresens avait été sa destinée. Il lui avait fallu faire bonne contenance, rester présentable, écumer au-dessous du niveau, sourire ses grincements de dents. La vertu pour lui, c’était la chose qui étouffe. Il avait passé sa vie à avoir envie de mordre cette main sur sa bouche.

Et voulant la mordre, il avait dû la baiser.

Avoir menti, c’est avoir souffert. Un hypocrite est un patient dans la double acception du mot ; il calcule un triomphe et endure un supplice. La préméditation indéfinie d’un mauvais coup accompagnée et dosée d’austérité, l’infamie intérieure assaisonnée d’excellente renommée, donner continuellement le change, n’être jamais soi, faire illusion, c’est une fatigue. Avec tout ce noir qu’on broie en son cerveau composer de la candeur, vouloir dévorer ceux qui vous vénèrent, être caressant, se retenir, se réprimer, toujours être sur le qui-vive, se guetter sans cesse, donner bonne mine à son crime latent, faire sortir sa difformité en beauté, se fabriquer une perfection avec sa méchanceté, chatouiller du poignard, sucrer le poison, veiller sur la rondeur de son geste et sur la musique de sa voix, ne pas avoir son regard, rien n’est plus difficile, rien n’est plus douloureux. L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. Boire perpétuellement son imposture est une nausée. La douceur que la ruse donne à la scélératesse répugne au scélérat, continuellement forcé d’avoir ce mélange dans la bouche, et il y a des instants de haut-le-coeur où l’hypocrite est sur le point de vomir sa pensée. Ravaler cette salive est horrible. Ajoutez à cela le profond orgueil. Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. Il y a un moi démesuré dans le fourbe. Le ver a le même glissement que le dragon et le même redressement. Le traître n’est autre chose qu’un despote gêné qui ne peut faire sa volonté qu’en se résignant au deuxième rôle. C’est de la petitesse capable d’énormité.

L’hypocrite est un titan, nain.

Clubin se figurait de bonne foi qu’il avait été opprimé. De quel droit n’était-il pas né riche ? Il n’aurait pas mieux demandé que d’avoir de ses père et mère cent mille livres de rente. Pourquoi ne les avait-il pas ? Ce n’était pas sa faute, à lui. Pourquoi, en ne lui donnant pas toutes les jouissances de la vie, le forçait-on à travailler, c’est-à-dire à tromper, à trahir, à détruire ? Pourquoi, de cette façon, l’avait-on condamné à cette torture de flatter, de ramper, de complaire, de se faire aimer et respecter, et d’avoir jour et nuit sur la face un autre visage que le sien ? Dissimuler est une violence subie. On hait devant qui l’on ment. Enfin l’heure avait sonné. Clubin se vengeait.

De qui ? De tous, et de tout.

Il se vengeait de tous ceux devant lesquels il s’était contraint. Il prenait sa revanche. Quiconque avait pensé du bien de lui était son ennemi. Il avait été le captif de cet homme-là.

Quant à Dieu, ce mot de quatre lettres l’occupait peu.

Il avait passé pour religieux. Eh bien, après ?

Il y a des cavernes dans l’hypocrite, ou pour mieux dire, l’hypocrite entier est une caverne.

Quand Clubin se trouva seul, son antre s’ouvrit. Il eut un instant de délices ; il aéra son âme.

Il respira son crime à pleine poitrine.

Le fond du mal devint visible sur ce visage. Clubin s’épanouit. En ce moment, le regard de Rantaine à côté du sien eût semblé le regard d’un enfant nouveau-né.

L’arrachement du masque, quelle délivrance ! Sa conscience jouit de se voir hideusement nue et de prendre librement un bain ignoble dans le mal. La contrainte d’un long respect humain finit par inspirer un goût forcené pour l’impudeur. On en arrive à une certaine lasciveté dans la scélératesse. Il existe, dans ces effrayantes profondeurs morales si peu sondées, on ne sait quel étalage atroce et agréable qui est l’obscénité du crime. La fadeur de la fausse bonne renommée met en appétit de honte. On dédaigne tant les hommes qu’on voudrait en être méprisé. Il y a de l’ennui à être estimé.

(...)

Jamais rien de pareil ne s’était passé dans une conscience humaine.

L’éruption d’un hypocrite, nulle ouverture de cratère n’est comparable à cela.

Il était charmé qu’il n’y eût là personne, et il n’eût pas été fâché qu’il y eût quelqu’un. Il eût aimé être effroyable devant témoin.

Il eût été heureux de dire en face au genre humain : Tu es idiot !

L’absence des hommes assurait son triomphe, mais le diminuait.

Il n’avait que lui pour spectateur de sa gloire.

Forcer la foule à vous examiner, c’est faire acte de puissance. Un galérien debout sur un tréteau dans le carrefour avec le collier de fer au cou est le despote de tous les regards qu’il contraint de se tourner vers lui. Dans cet échafaud il y a du piédestal. Être un centre de convergence pour l’attention universelle, quel plus beau triomphe ? Obliger au regard la prunelle publique, c’est une des formes de la suprématie. Pour ceux dont le mal est l’idéal, l’opprobre est une auréole. On domine de là.

On est en haut de quelque chose. On s’y étale souverainement. Un poteau que l’univers voit n’est pas sans quelque analogie avec un trône.

Être au carcan a son charme. Tout le monde voit que vous êtes infâme.

Être exposé, c’est être contemplé.

(...)

Être démasqué est un échec, mais se démasquer est une victoire. C’est de l’ivresse, c’est de l’imprudence insolente et satisfaite, c’est une nudité éperdue qui insulte tout devant elle. Suprême bonheur.

Ces idées dans un hypocrite semblent une contradiction, et n’en sont pas une. Toute l’infamie est conséquente. Le miel est fiel. Escobar confine au marquis de Sade. Preuve : Léotade. L’hypocrite, étant le méchant complet, a en lui les deux pôles de la perversité.

Il est d’un côté prêtre, et de l’autre courtisane. Son sexe de démon est double. L’hypocrite est l’épouvantable hermaphrodite du mal. Il se féconde seul. Il s’engendre et se transforme lui-même. Le voulez-vous charmant, regardez-le ; le voulez-vous horrible, retournez-le.

Clubin avait en lui toute cette ombre d’idées confuses. Il les percevait peu, mais il en jouissait beaucoup.

Un passage de flammèches de l’enfer qu’on verrait dans la nuit, c’était la succession des pensées de cette âme.

Clubin resta ainsi quelque temps rêveur ; il regardait son honnêteté de l’air dont le serpent regarde sa vieille peau.

Tout le monde avait cru à cette honnêteté, même un peu lui.

Il eut un second éclat de rire.

On l’allait croire mort, et il était riche. On l’allait croire perdu, et il était sauvé. Quel bon tour joué à la bêtise universelle !

(...)

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VICTOR HUGO

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