LES SEPARES
La neige qu’on détruit La belle qu’on emporte
Le sang qui bouge encore et le bois qui se tait
Les tours de l’échafaud Le couperet des portes
brûlent sur les tréteaux de la Saint-Jean d’Été
Le soleil de six-heure épouvante la guerre
et fait la terre libre au songe des amants
Nous marchons en traînant des boucliers de verre
dans la ville où la glace a des airs de ciment
Nous inventons des mots pour conjurer les charmes
Malgourou Malgouleur Et nous nous inventons
un langage qui tient contre le bruit des armes
dans les tirs sans jet d’eau sans fleurs et sans cartons
Écoute nous marchons écoute ici l’on tue
Ici non pas ici mais ici plus profond
Ici se croise au temps pour fondre une statue
de cire d’air de feu de bruit du bruit que font
les aspics de fer-blanc les seringues de givre
les piqûres de glace à la nuque des forts
les poings de métal noir qui décorent les livres
et dégradent la main prise dans leur ressort
Malgourou Malgouleur Les gens qui font des claies
pour emporter d’ici le corps brûlé d’Hier
ont laissé sur le mur des marques à la craie
et nous suivons leurs pas le long des ponts de fer
Malgourou Malgouleur On invente des plaintes
Hier est le taureau traîné par les mulets
Hier est le mourant porté jusqu’aux eaux saintes
Hier est mort de faim le front sur les galets
bouche proche de l’eau pourtant bouche fermée
mains closes quoique mains touchant les clefs de zinc
Hier est mort à l’aube et dans le chiffre cinq
demeurent son Oural son Nil et sa Crimée
Hier a pris au vol le dernier corbillard
Les morts ont des métros qu’il ne faut pas qu’ils ratent
Pas un ne l’a suivi because le brouillard
qui cache tant d’anars dont les bombes éclatent
Il est tant d’assassins qui sûrement sont russes
pour jeter des boulets dans les pattes du jour
et brûler d’un feu noir les villes qui nous eussent
sûrement accueillis sans en faire le tour
Malgourou Malgouleur la terre va plus vite
le temps se rétrécit l’an passe nous savons
étendre sur le pain le beurre des canons
et vivre dans les murs où notre mort habite
Le Scamandre et la Seine ont la même pâture
et trouver mille-balles en trois jours c’est calé
les fers ont paraît-il différentes pointures
on trouve avec du goût aux pleurs un goût salé
on s’adapte vois-tu à ce temps qui se truque
on naît avec le cœur dessiné au minium
comme les durs de durs se pointillent la nuque
pour annoncer la cible et pour jouer à l’homme
les poignets ont d’avance un creux pour les menottes
la bouche a fait d’avance un parjure sans coq
les bateaux du désir ont chassé leurs pilotes
et défoncé la cale et déchiré les focs
Sur la banquise terre une foule nous garde
d’aller faire l’amour sur les trottoirs déserts
tandis que le métro nous pousse ses lézardes
comme des pions d’échecs de faïence et de fer
(Délivrés de tout croire abrités par les grilles
d’un ciel de pierre blanche aussi lourd que le gel
et de mêler nos corps au ciment de la ville
comme des haut-reliefs de bitume et de sel)
et déjà les métaux circulent dans nos veines
nos yeux sont de mercure et nos lèvres de plomb
nous marchons dans le cœur de cette ville vaine
où le vieillard Demain vient vendre ses ballons
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CHRIS MARKER
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