CANTIQUE D'EVE
Je connais l’harmonie du monde
Je sais le secret des couleurs
Comment les formes s’épousent, se combattent pour mieux s’aimer
Je sais leur germe et leur millénaire maturation
Je sais leur mort
Je sais leurs musiques
Toutes les musiques de l’univers
Le grand rut de la mer
Toutes les voix du vent.
Les sources, leurs glaciers secrets et leurs sommeils
Leur réveil terrible les jours de débâcle
Je sais
Les voix des étoiles, je les ai si longtemps écoutées
Qu’elles ont fini par me parler
Je sais la petite voix des herbes sèches à midi
Leur lourde mélodie…
Et les sanglots des plaines craquelées…
J’entends le cri des pierres dans les solitudes sans animaux…
Mais te voici et les voix du monde
S’engouffrent dans ton silence.
J’attends ta résurrection, Monde de l’Unité,
Un bloc de métal pur où les voix sont fondues
Toutes les voix celle de l’homme cruel qui remonte parfois
Dans la crispation de tes doigts sur le bras d’un enfant
Celles du monstre aigu, de l’homme loup aux Dents coupantes,
Qui aime boire le sang sur les seins profilés à contre-jour
Mais je parle avec une voix qui n’est pas la mienne
Je veux parler et c’est un inconnu qui prononce mes paroles
Sur le cristal où je regarde par transparence
Les syllabes éclairées dans les fonds sous-marins,
Monter jusqu’à ma voix, ma gorge,
Des atomes rayonnants suspendus dans la nuit
Traversent un cristal où je regarde par transparence
Leur trajet vertical crevé de bulles mortes…
Si j’écrivais sur vos portées, ô mes voix étrangères
Mille canaux croisés comme les lignes rouges
Sur les cartes que suivent les navires
Entre les phrases à l’œil vert et les balises rouges
Mes aveux…
Mais mon secret de nuit
Mon étoile future
Sur un flot de paroles
Un mascaret d’écume…
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JEAN AMROUCHE
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Oeuvre Marc Chagall