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EMMILA GITANA
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2 mai 2015

TRACES

J’aurai mis du temps, Fès, à venir jusqu’à toi. Je me suis perdue dans les rues de Tinga, le visage raturé d’un inconnu qui ne me quitte plus, les ruelles bleutées de Chaouen, les montagnes du Rif qui chutent dans la mer. J’ai délaissé les trains pour des cars penchés comme la tour de Pise, et qui allaient pare-brise éclaté et poulets caquetant parmi les passagers. J’aurai mis du temps à venir jusqu’à toi, tout fait pour retarder le moment redouté de l’étreinte à mimer dans la traque des traces d’une absence insensée que j’avais peur de voir s’installer tout à fait pour me voler au peu qu’il me restait de moi et de raison de monde. Et à peine avais-je posé un pied sur ton sol que mon père aimait, fier, à fouler, que je te sentais déjà m’échapper, comme tout m’avait toujours échappé de cette terre qui se refusait à moi. Je me fige dans un souffle manquant. Même cet air que mon père aimait, fier, à humer, semble se retirer à mon contact. Refluent dans ma mémoire le visage de Jean et ces mots qu’il m’avait dits un jour : « Ta peau, comme moi, tu la trimballeras partout avec toi. Tu n’y échapperas pas un instant, ne l’oublieras jamais un instant. Pas même dans les moments de solitude. Rends-toi compte, pour m’éloigner et m’oublier, j’allais dans le Valais me terrer dans les montagnes. C’était encore pire, figure-toi, on ne voyait que moi. Le seul Noir dans la neige ! » Un rire m’échappe au souvenir du sien, tonitruant. Comme l’étal infini de ses douleurs enfouies. Mon compagnon de hasard se tourne vers moi d’un air surpris. Il est fringué comme une égérie de Lagerfeld et je sens que, là, ça va commencer à m’agacer un peu. Je retourne à Jean. Le silence s’était abattu sur nous, pensifs, après l’éclat de rire. J’avais été la première à le rompre : « Mais comment peut-on avoir une peau qui ne soit de nulle part, à nulle part ? » A peine avais-je marmonné cette phrase que je la regrettais déjà. Comment ? Il le savait mieux que quiconque. Ce n’était pas une question, et je n’attendais pas de réponse. Surtout pas. Mais il a pris mon visage entre ses mains pour mieux plonger son regard dans le mien et m’a dit d’une voix étranglée dont jamais je n’oublierai les tremblées : « Quand ceux que tu prenais pour les tiens en arrivent à massacrer tes enfants, tu n’as plus peau que dans l’écart, tu n’as plus lieu que dans l’écart. Tu survis, c’est tout, à l’écart de toi-même. »

Je me sens, là, comme Jean dans la neige. Sauf que cette ville est censée m’appartenir un peu pour être celle de mon père. Il avait fallu que je sois adoptée par un homme aussi blanc que je suis noire et qui venait d’une région où chacun arborait l’incarnat le plus lactescent de tout le pays et au-delà. Je prends mon courage à deux mains. Enfin, façon de parler... Je n’ai pas grand bagage, mais mon roi de la sape croule sous sacs et valises que je me sens obligée de l’aider à porter. Ça valait bien la peine de voyager léger. Il chantonne en suivant le chauffeur de taxi, un deux trois pas, s’arrête brusquement, roule des hanches et des épaules, me gratifie d’un large sourire dans un savant tour de nuque. Me traverse l’image d’une galère où je rame tandis qu’il danse le zouk au soleil en suivant de tous ses muscles les spires nonchalantes des flots. Deuxième tour de nuque, qui a raison de moi, me vole à mon angoisse, m’arrache un rire ému.

La Médina grouille de vie. Nous assaille une horde de guides auxquels je dis et répète, d’une voix de plus en plus aiguë, que je suis Marocaine, pas besoin de guide, je suis d’ici, Marocaine, de Fès, d’ici, pas besoin de guide, vous comprenez ? Mais d’où pensez-vous que je viens ? Je reprends mon souffle, au seuil d’une ruelle, pour endiguer le cri d’une folie montante. Cherche du regard les parfums de l’enfance, le sourire de mon père dans effluves de khlî, me fais traiter de putain de négresse, mes veines palpitent une sourde colère, guette un fumet de sfenj et de miel où me prendre, me fais héler par une vieille femme tapie spectrale dans l’angle d’un muret, me lance un rire immonde en nouant ses mains dans un geste obscène, je sens que je perds pied, jette un regard en coin à Désiré Bienvenue, sans blague, ça a l’air d’un gag, mais je vous jure que c’est vrai, je n’avais juste pas jugé jusque-là utile de vous le dire, il s’appelle Désiré Bienvenue et ça sonne plus que jamais prince damné, vient de se faire bousculer, s’excuse de surcroît, j’ai connu des Désiré, j’ai un ami qui s’appelle Bienvenue, me rappelle, un jour, lui avoir présenté des amis croisés par hasard et il m’avait dit "j’ai répété mon nom cinq fois en leur serrant la main, mais sache que tes amis ne savent toujours pas comment je m’appelle et me prennent pour un taré qui leur a souhaité frénétiquement bienvenue dans la rue ou un étrange Africain aux étranges rituels", mais Désiré Bienvenue… se fait insulter par une meute de hyènes qui lui sert des sale esclave du Soudan à travers des rictus baveux, fils de… Il ne comprend pas, tant mieux, n’est pas dupe pour autant, je le sens. A l’entrée d’une échoppe, un vieil homme qui a assisté à la scène essaie d’extraire de son tabouret son corps plus frêle et pesant que jamais, nous fait signe de nous approcher, ne faites pas attention à eux mes enfants, entrez, entrez vous reposer. Je ne me fais pas prier. Lui bégaye un merci. Besoin, vite, d’un coin sombre où pleurer.

Une théière fumait déjà à l’intérieur, comme dans l’attente du voyageur errant. L’homme a un peu la même boutique que mon grand-père, une boutique de couturier. Les mêmes yeux verts et creux, aussi, usés par les ans et les chas des aiguilles. Nous sert le thé d’une main hoquetant dernières échappées courtes du temps, mais cette voix qui s’est élevée, soudain, comme un souffle sacré,
Je vais te dire, enfant, une ville enchantée née ivoirine au creux d’ondoyantes vallées
Veinées filets d’eau vive et racines sacrées
Miel, et de sève et mémoires nacrées
Tressées vert et argent à frimas d’oliviers
Etoilés dans les vents

Je vais te dire, enfant, légendaire, affolante,
Une terre d’antan
De temps épelés
Blancs
Au calame de son sang
Et d’aubes insensées qui crinières au vent
Cisèlent dans les cieux fougueux hommage à Dieu

Je vais te dire, enfant, une terre où la terre
Jaillit source divine éclose éclat de joie
Dans les rires des anges, écumés, dans la pierre
Et les airs
Séraphiques ondées d’ineffables émois dansés par les derviches

Je veux te dire, enfant, une ville érigée portes et minarets
En brûlante acropole où s’énoncent les mondes

Elle porte à son pied le plus beau des khal-khals et les plis de ses murs sont de rêves d’enfants
Ses ruelles vont tintant burins des artisans, enroulées dans des chants de stuc et pisé et songes mosaïques où naissent les printemps dont les tanneurs gardent les secrets des pigments

Regarde, enfant, les siècles crénelés
Dans l’azur

Regarde, enfant, les siècles déroutés
Dans l’étreinte des lignes
Dans la danse des signes

Il nous a parlé de parfums de henné sur les peaux tatouées des femmes et des vasques, il nous a parlé de flambées de safran et matins de rosée et mystiques cadastres où sages et savants ont gravé les mystères dictés par les vents des chiffres et des astres.
Il m’a parlé les mémoires de mon père. Je les ai cueillies belles à l’orée de ses lèvres. J’ai renoncé à lui demander les demains d’une terre oublieuse de ses temps. J’ai cueilli quelques traces dans les plis de sa peau. M’en suis allée son souffle plein la mienne. Etrangère. Qui avait, un instant, retrouvé lieu à l’envers de ma chair…

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BOUTHAINA AZAMI

 

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bouthaina

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