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EMMILA GITANA
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9 novembre 2016

UNE CHAMBRE A SOI....Extrait

Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l’eau ? Pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? Quel est l’effet de la pauvreté sur le roman ? Quelles sont les conditions nécessaires à la création des œuvres d’art ? Mille questions me venaient à l’esprit. Mais il me fallait des réponses et non des questions, et une réponse, je ne pouvais l’avoir qu’en consultant les doctes, les esprits non prévenus, ceux qui, s’étant mis au-dessus des polémiques et de l’agitation des corps, ont livré le résultat de leur raisonnement et de leurs recherches dans des livres qui se trouvent au British Museum. Si la vérité ne se trouve pas sur les rayons du British Museum, me demandai-je, saisissant un carnet et un crayon, où peut-elle bien se trouver ?

Ainsi pourvue, assurée et pleine de curiosité, je sortis à la recherche de la vérité. La journée, menaçante de pluie, était triste et les rues, dans le voisinage du Museum, pleines de soupiraux ouverts dans lesquels on déversait les sacs de charbon ; des fiacres à quatre roues s’arrêtaient et déposaient sur le trottoir des boîtes ficelées qui, sans doute, contenaient la garde-robe complète de quelques familles suisses ou italiennes venant chercher fortune ou refuge, ou tout autre des précieux avantages, offerts par les pensions de Bloomsbury en hiver. Comme à l’accoutumée, des hommes à la voix rauque se promenaient dans les rues avec des fleurs sur des charrettes. Certains criaient, d’autres chantaient. Londres ressemblait à un atelier. Londres ressemblait à une machine. Nous étions projetés en arrière et en avant sur ses fondations nues pour y dessiner quelques motifs. Le British Museum était une section de cette usine. Les portes allaient et venaient et je me tins sous ce vaste dôme comme si j’avais été une pensée de cet immense front chauve si magnifiquement ceint d’un bandeau de noms célèbres. Je me rendis au guichet, pris une fiche, ouvris un volume du catalogue, et ….. les cinq points ici indiquent cinq minutes de stupéfaction, d’étonnement et d’égarement. Avez-vous quelque idée du nombre de livres consacrés aux femmes dans le courant d’une année ? Avez-vous quelque idée du nombre de ces livres qui sont écrits par des hommes ? Savez-vous que vous êtes peut-être de tous les animaux de la création celui dont on discute le plus ? J’étais venue ici avec un carnet et un crayon, me proposant de passer une matinée à lire, supposant qu’à la fin de la matinée j’aurais transmis la vérité à mon carnet. Il me faudrait être un troupeau d’éléphants, pensais-je, et une profusion d’araignées, me reportant dans mon désespoir aux animaux qui sont réputés avoir les uns la plus longue vie et les autres le plus grand nombre d’yeux, pour affronter tout cela. Il me faudrait griffes d’acier et bec d’airain pour percer cette coquille. Comment trouverais-je jamais les graines de vérité dans cette masse de papier ? Je me posais ces questions et, prise de désespoir, commençai de promener mes yeux du haut en bas de la longue liste des titres. Jusqu’aux noms des livres qui devinrent pour moi matière à réflexions. Il est naturel que le sexe et sa nature intéressent les médecins et les biologistes ; mais ce qui est surprenant et difficile à expliquer c’est que le sexe — c’est-à-dire les femmes — intéresse aussi d’agréables essayistes, des romanciers aux doigts légers, des jeunes gens qui ont leurs diplômes de maîtres ès arts, des hommes qui n’ont aucun grade universitaire, des hommes que rien ne semble qualifier en apparence pour parler des femmes, sinon qu’ils n’en sont pas. Certains de ces livres étaient, de toute évidence, frivoles et plaisants mais beaucoup, en revanche, étaient sérieux et prophétiques, édifiants et moraux. La seule lecture des titres suggérait d’innombrables maîtres d’école, d’innombrables prédicateurs gravissant leurs estrades ou leurs chaires et discourant avec une loquacité qui dépassait de beaucoup l’heure généralement accordée aux discours consacrés à ce sujet. C’était là un phénomène bien surprenant ; et manifestement — ici je consultais la lettre H — limité au sexe masculin. Les femmes n’écrivent pas de livres sur les hommes — c’est là un fait que je ne pus m’empêcher d’accueillir avec soulagement ; car s’il avait fallu lire d’abord tout ce que les hommes ont écrit sur les femmes, puis tout ce que les femmes ont écrit sur les hommes, l’aloès, qui fleurit une fois en cent ans, aurait fleuri deux fois avant que j’eusse pu mettre la main à la plume. C’est pourquoi, choisissant d’une façon parfaitement arbitraire une douzaine environ de volumes, je déposai mes fiches sur le plateau et attendis dans mon fauteuil, parmi les autres chercheurs, les huiles essentielles de la vérité.

 

 

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VIRGINIA WOOLF

(1882~1941)

 

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Bernard Liegeois

Photographie Bernard Liegois

 

 

 

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