PIERRE NOIRE, SANGUINE ET PASTEL
Je t'ai tutoyée, tout de suite.
Depuis notre brève rencontre, il y a trois semaines au musée des Beaux-Arts de Besançon, je ne te quitte plus.
On ne devine qu'un fragment de ton épaule, dépassant d'un carré d'étoffe. Tu sembles si pudique, si jeune encore. Cependant ton visage, bien que détourné, s'offre sans réserve. Donné à son intériorité. Et le peintre à son tour a voulu rendre ce miracle de transparence.
Je te rencontre quatre siècles plus tard.
M'aideras-tu à comprendre le passage vertigineux des ans ?
L'insaisissable présent ? Le passé qui m'envahit de toute sa fraîcheur ? La noria du désir sans cesse renaissant ?
Tes joues colorées semblent prêtes à tressaillir, ta bouche entrouverte prête à parler. Non, plutôt à crier. Ou à laisser échapper un râle.
Tu suffoques ?
On dirait que tu peines à respirer.
On dirait qu'un poids t'oppresse, t'écrase, te broie la poitrine.
Ou bien est-ce le plaisir qui t'affole ?
La jouissance de ta chair soigneusement dissimulée par le peintre ?
Une tempête dans ton corps secret, une violence de perdition, une ultime poussée de l'homme en toi, jeune vierge allongée sur le ventre, la tête enfouie dans le creux de l'épaule, les yeux clos ?
Je te regarde, inquiète.
Je tourne autour de toi.
Et soudain, je vois.
La brisure.
Je peux en tracer la ligne, là, au niveau de l'aile du nez, là, au milieu de la joue, là, à la naissance de l'oreille.
En haut, vers le front : calme, sérénité. En bas, vers la bouche : le sceau fatal de l'ambivalence...
Tu es ma soeur en déchirure, tu es celle qui jamais n'atteint l'unité, tu es prise dans les rets du désir à griffes de lion, à griffes de feu, à griffes d'enfer, griffes d'amour, tu es dans le tourment d'amour, tu aimes désespérément, tu sais déjà que c'est perdu, que rien n'a le temps d'avoir lieu, tu sais que la mort jalouse reprend le moindre bien, tu es sans possession, tu es vulnérable sous ton châle dérisoire, tu es dépouillée par les roulements de l'Histoire, les soldats se sont éloignés mais le bruit de leurs bottes ne cesse de retentir, le Christ est mort et ressuscité mais sa croix ne cesse de t'écraser, tes enfants à naître sont déjà dans la fosse...
Et pourtant.
Le prodige est là.
Le fil de vie, rouge ainsi que tes joues rehaussées de sanguine.
Le fil que je saisis aujourd'hui, à travers le battement des jours des années des siècles, la pulsation de la lumière, le rythme des nuits des saisons des lunes, à travers le ciel étoilé éclairant Besançon, une nuit de décembre, par temps de doute et de fragilité où tu es venue jusqu'à moi, avec ton message de petite éternité, de modeste lueur.
Qu'est-ce que la mort ?
Qu'est-ce que le temps ?
Qu'est-ce qu'un homme muni d'un crayon, d'un pinceau ?
Qu'est-ce qu'une infime surface nommée " Pierre noire, sanguine et pastel ", capable de réchauffer, de dispenser naissance et renaissance aux créatures de passage -- qu'elles reposent sur un panneau de bois, une toile de lin, ou qu'elles dérivent lentement parmi les allées silencieuses d'un musée de province.
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FRANCOISE ASCAL
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Oeuvre Federico Barocci