AUX LISEURS DE POEMES
D'abord il vous faudra du temps , beaucoup de temps.
Du loisir. Du silence en vous et autour de vous. Du silence
Coupé d'ardoises sur les toits, ou de cigales, dans le sud.
De longs moments de solitude pour n'être pas seul loin des autres
Et des mains, pour toucher les mots. Il vous faut écouter profond
Un cheminement de racines, voir des éclats parmi les feuilles
Guetter une démarche aisée ou non, qui n'est qu'à soi
Respirer le parfum des corps, l'odeur des genêts, des lavandes,
Et piéger, dans ce qui est dit, le gibier terré sous les mots.
Vous aurez à déjouer des ruses, des malices.
Le coeur se prend aux orphéons, à la mémoire des musiques
Aux mouvements bien cadencés des grandes parades, pas un bouton
Qui manque aux guêtres ! Et des guirlandes.
Vous dépisterez ceux qui vont
Semer leurs herbes dans d'autres traces, et le grain pourri de la mode
Il faudra le mettre aux issues. Tout cela prend beaucoup de temps.
Pour aller à la découverte
Votre radar s'appelle un don. Mais en échange, donnez-lui
Le partage de votre vie, captez l'appel des voix lointaines
Votre écho : le premier mot fut dit par vous.
Il n'y a pas de mot clé. Il n'y a pas de Sésame
Ni caverne, ni porte. Pas de coffres plein de joyaux
Les dictionnaires sont des univers où la réalité des mondes
Se tait, chuchote, ou meurt. Pas de mots clés, pas de serrures
Mais des racines de chaque mot poussent des forêts pour les vents
Et les pluies, pour les orages et les fleuves
Les océans et les nuages. Les mots sont des graines qu'on vend
à quelques-uns sur des marchés, des cris, une semence.
Je ne recherche pas l'enchevêtré dans l'arabesque des paragraphes
Un tracé indéfiniment repris enregistré dans tous les sens
Une calligraphie par sa répétition devenue fascinante et folle
Une rature sans espoir étouffant le blanc du papier
Je ne jette pas, comme aux chats, la pelote de l'illisible
Ne dévide pas pour du vent un fil d'Ariane inépuisé
Ne reprends pas pour m'y complaire un ressassage de vieillardes
N'obscurcis rien, n'explique rien. Je dis des choses machinales
Un mouvement de sang que nul n'entend. C'est tout.
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PIERRE SEGHERS
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