RAVIR : LES LIEUX...
D’ici bouge la lumière. Regarde
le vide lourd sur l’épaule
éparpillé parmi les fenêtres.
Cherche ce que tu appelles, l’impossible
mosaïque silencieuse du voyage
et la lampe qu’on dirait brûlée
par le temps. Regarde seulement la pièce
où résonne ta vie. L’ombre jamais vue
visible maintenant, dans les yeux du soir.
Entre toutes terres, le centre, la maison
plus au centre, le jardin : sillons
que tu racles, bêche de l’âme
tirant vers toi le soleil
les eaux de pluies sur les pétales
à peine apparus. Au cœur de ce monde
la chair noircie du nom, théâtre des choses
que tu livres aux vents. Quel oiseau naît
de l’oiseau blessé ? Tu refais ta demeure
chaque jour, on imagine le sol
sous la main, l’arbre haut des saisons
le ciel planté dans la fenêtre, le geste superbe.
Ici l’escalier d’où monte
et redescend l’histoire, en ce détail
que tu incarnes. Des mots poussés
derrière le silence. Peu importe
l’espace qui te laisse à toi-même
– et flotte entre ces murs, le craquement des objets –
tu vois la fenêtre, là remue le monde
un vent d’aube, et les notes du piano
lentement tournoient.
Tu poses le pied, c’est la mer
qui te dénoue. Tu oublies presque la plaie
la pierre gisante, sur le fil de la mémoire.
Depuis des années, tu regardes les branches
comme des racines, qui s’approchent enfin.
Écoute, comme une ombre
s’avancerait, la mer, l’inlassable
vol des vagues qui claquent
contre la terre, écoute
ce monde devenu monde, à force
de résonner parmi les ans. Ton enfance
est cette matière fossile, un vœu
du temps qui brûle à mesure.
Écoute, et l’oiseau fuira encore
brisant tes châteaux sur le sable
de cette côte de l’Atlantique
où tu vis s’en aller l’aube
et revenir par tant de marées.
Le balcon vacille, on se bouscule
pour la première ligne, le dernier mot
le jour d’avant, le jour d’après.
On met la main dans la poche du vent
on en tire de maigres flocons
qui flottent comme des corps
et bientôt s’écrasent
contre les arbres pourris, l’hiver glacial
la terre sèche, les murs incendiés des bâtiments
les mâts où pendent des voiles que l’on déchire
et traînent les drapeaux décolorés
le banc où l’on passe le temps, les trottoirs
où l’on perd son visage
les rues où il se fait si tard
les compteurs désormais expirés.
Passé les dunes, la pente abrupte
mène vers la mer. La perspective se modifie
légèrement, les nuages et les galets
se fondent, le vent s’éparpille sur la peau
et si l’on porte à l’oreille un coquillage
on entend murmurer chaque souvenir
laissé là, enfoui sous les marées.
Alors le Derviche, avec l’écume, avec le sable
pénètre la mesure
– l’univers, le rien –
souffle comme il danse :
secoue les draps de l’âme.
Le monde dévore nos paupières
au-delà des rêves, de la rose
que mâche la nuit, nous vivons
comme des feuilles enroulées
autour de l’horizon, nous flottons
et pour guérir de nous-mêmes
– quand éclatent les fissures
que se perdent les pierres
jetées parmi les lambeaux des siècles –
nous glissons avec les continents
cherchons l’eau, cherchons le rivage
et un jour l’image se retourne
le Gardien des Lieux, à nouveau
se penche sur nous.
.
HELENE DORION
.