DEVANCE TOUT ADIEU
La musique m'avertissait - ce pouvait être Bach ou Mozart, Rachmaninov - que tout était achevé déjà, qu'il y avait un royaume au plus profond de tout homme, infiniment lointain, car alors le lointain et le proche perdaient toute signification, un royaume, une terre que l'on pouvait habiter dans la douleur et dans la joie, au désert comme dans l'amitié, la paix souveraine y régnait. Et peut-être n'avait-il rien à voir ce fragile royaume qui semblait tenir à l'envol d'une fugue, au cri d'un hautbois - ou bien ce pouvait être une surface peinte qui blessait bienheureusement, la page, la phrase d'un auteur inconnu, il fallait refermer le livre, le livre n'avait plus rien à vous apprendre. Ou un matin, après des jours ou des mois désertiques où vous étiez si inhabité, si pauvre que la lumière ne vous venait plus que d'une étoile morte, que votre peur et votre espérance semblaient la peur et l'espérance d'un autre, un matin vous vous éveillez avec un rythme dans la tête, une phrase, le monde bouillonne, vous franchissez le passage, il faut écrire, écrire, ô Dieu laisse-moi vivre assez. - Peut-être n'avait-il rien à voir ce royaume qui semblait tenir à un rythme, à des formes, à une phrase, à une image obsédante que ne pouvait effacer l'aube, peut-être n'avait-il rien à voir avec celui que promet la foi à quiconque demeure fidèle, ni avec cette aspiration ultime du cœur et de l'esprit qui nous tire de la contingence, car il est étranger aux sens et à l'imagination, *nada*, vide avant d'être plénitude, mais cette zone de paix dans l’œil du typhon était un pressentiment, une allusion et sans doute une promesse aussi réelle que l'angoisse, plus virulente que le désespoir.
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JEAN SULIVAN
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Oeuvre Ahmad Moualla
Artiste Syrien