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EMMILA GITANA
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21 août 2018

NOUS ENSEIGNONS LA VIE, MONSIEUR

Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé.
Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé censé ne pas aller au-delà des brèves citations et des limites des mots.
Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé censé ne pas aller au-delà des brèves citations et des limites des mots, suffisamment remplies de statistiques pour s’opposer à une riposte mesurée. 
Et j’ai peaufiné mon anglais et j’ai appris mes résolutions de l’ONU.
Et pourtant, il m’a demandé : « Mademoiselle Ziadah, vous ne pensez pas que tout serait résolu si vous cessiez au moins d’enseigner toute cette haine à vos enfants ? »

Pause.

J’ai cherché en mon for intérieur la force d’être patiente, mais la patience n’est pas au bout de ma langue pendant qu’ils larguent des bombes sur Gaza.
La patience vient précisément de m’échapper.

Pause. Sourire.

Nous enseignons la vie, Monsieur. 
Rafeeh, n’oublie pas de sourire.

Pause.

Nous enseignons la vie, Monsieur.
Nous, Palestiniens, enseignons la vie après qu’ils ont occupé le dernier ciel.
Nous enseignons la vie après qu’ils ont bâti leurs colonies et leurs murs de l’apartheid, au-delà des derniers cieux.
Nous enseignons la vie, Monsieur.
Mais, aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé censé ne pas aller au-delà des brèves citations et des limites des mots. 
Et ne nous donnez qu’un récit, un récit humain. 
Vous comprenez, ceci n’a rien de politique.
Nous voulons seulement parler aux gens, de vous et de votre peuple, et faites-nous donc un récit humain. 
Ne mentionnez pas ces mots : « apartheid » et « occupation ».
Ceci n’a rien de politique. 
Vous devez m’aider, moi en tant que journaliste, à vous aider à raconter votre histoire qui n’a rien d’une histoire politique. 
Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé.
Que diriez-vous de nous parler de l’histoire d’une femme de Gaza qui a besoin de médicaments ?
Ou de nous parler de vous ?
Avez-vous suffisamment de membres aux os brisés pour couvrir le soleil ?
Passez-moi vos morts et donnez-moi la liste de leurs noms sans dépasser les mille deux cents mots. 
Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé censé ne pas dépasser les brèves citations et les limites des mots, mais émouvoir ceux qui sont devenus insensibles au sang terroriste.
Mais ils se sont sentis désolés. 
Ils se sont sentis désolés pour le bétail à Gaza. 
Et ainsi donc, je leur donne les résolutions de l’ONU et les statistiques et nous condamnons, et nous déplorons, et nous rejetons.
Et ce ne sont pas deux camps égaux : l’occupant et l’occupé.
Et cent morts, deux cents morts, et un millier de morts.
Et entre ce crime de guerre et ce massacre, je crache des mots et je souris sans « rien d’exotique », « rien de terroriste ».
Et je recompte, je recompte : cent morts, un millier de morts. 
Il y a quelqu’un, là, dehors ? 
Y aura-t-il quelqu’un pour écouter.
Je voudrais pouvoir pleurer sur leurs corps.
Je voudrais pouvoir courir pieds nus dans chaque camp de réfugiés et prendre à bras tous les enfants, couvrir leurs oreilles pour qu’ils ne doivent plus jamais entendre le bruit des bombes le reste de leur vie comme moi je l’entends.
Aujourd’hui, mon corps était un massacre télévisé
Et permettez-moi de vous dire ceci, rien que ceci. Rien, vos résolutions de l’ONU n’ont jamais rien fait, à ce propos.
Et aucune des mes brèves paroles, aucune parole que je sortirai, et qu’importe que mon anglais s’améliore, aucune parole, aucune parole, aucune parole, aucune parole ne les ramènera à la vie. 
Aucune parole ne fera cela. 
Nous enseignons la vie, Monsieur.
Nous enseignons la vie, Monsieur.
Nous, Palestiniens, nous éveillons chaque matin pour enseigner au reste du monde la vie.

Monsieur.

 

 

 

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RAFEEF ZIADAH

 

 

Rafeef Ziadah est issue d’une famille de réfugiés palestiniens qu’on a mis sur des bateaux à Haïfa, en 1948, pour les envoyer au Liban et qui faisaient partie des 750.000 Palestiniens chassés par les groupes sionistes et leur guerre. Après avoir survécu à la guerre civile du Liban, dans les années 1970, et à l’invasion de Beyrouth par Israël, en 1982, la famille s’est lancée dans un long périple, voyageant autour du monde tels en tant que Palestiniens apatrides.

 

Quand je lui ai posé des questions sur les endroits où elle avait vécu, elle a d’abord réfléchi quelque peu avant de répondre : « J’ai l’impression d’avoir vécu partout, d’avoir mené l’existence typique d’une Palestinienne apatride : au Liban, en Tunisie, à Chypre et en Grèce. J’ai passé ma maîtrise aux États-Unis, les études pour mon doctorat au Canada et, actuellement, j’enseigne à Londres. J’ai trop souvent fait la file pour obtenir un visa et j’ai rencontré bien trop de monde dans les cellules de l’immigration des aéroports. C’est la façon la plus simple d’exprimer les choses. » Et d’ajouter : « J’ai insisté pour poursuivre mes études, en dépit des nombreux obstacles. Actuellement, je termine un doctorat en sciences politiques à l’Université de York et je travaille comme assistante enseignante à l’École des études orientales et africaines de l’Université de Londres. »

 

Lorsqu’on lui a demandé quels étaient ses souvenirs de Beyrouth, elle a répondu : « Dans mes souvenirs de mes premières années au Liban, il y a surtout les bombardements et les abris. J’ai assisté à la force immense des Palestiniens, à cette époque, et à un courage que j’essaie d’emmener avec moi dans tout ce que je fais. » Elle a poursuivi : « Le premier poème que j’aie jamais mémorisé du début à la fin, c’est Sous le siège, de Mahmoud Darwish. En réalité, je sens que nous, Palestiniens, n’avons cessé d’être assiégés depuis [cette guerre]. Peu de choses ont changé et nous continuons de résister en ne renonçant pas à nos droits. »

 

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