MARGES
Toi qui vas ton chemin, t’arrêterais-tu entre des vignes à l’abandon si, droit devant, tu entrevoyais dans la tombée du jour, parmi l’intense éclat de petits cyclamens, une oreille pointue dressée, dodinant sur le bas-côté de la route ? Croirais-tu qu’un animal à museau fin est là, reins peut-être brisés, écrabouillé à demi, implorant ton secours ? Admettons que tu prennes le temps, souhaites vivre et le permettre aux autres, que tu sortes de la voiture tout en pestant contre cette imbécile de bestiole et que tu t’aperçoives qu’il ne s’agit que d’un gant, un gant posé près du fossé herbu, et, comme il n’y a que toi (et des tressaillements d’oiseaux dans les platanes), certainement placé là, un doigt tendu, pour toi ; admettons qu’avec l’envie d’y voir quelque présage, tu espères les gens qui l’ont mis là, tu espères et si personne n’arrive, tu comprends que nul ne se présentera ; pourtant il est peu probable que tout ne soit qu’accidents et aléas. Si j’étais allongé sur l’accotement, jeté bas comme ce gant, seul, comme lui égaré, comme lui confondu comme lui retrouvé, fait pour être à deux, mais seul, à remuer faiblement un doigt (peu importe lequel, on ne sait d’aucun d’eux ce qu’il montre), un frisson courrait-il le long de ton échine, te demanderais-tu ce qui m’est advenu, qui m’a déposé là, faussé compagnie et pourquoi ? Tu aurais la conviction qu’avec mon doigt je t’ai appelée, notre rencontre rendue par l’heure fatidique, car il est peu probable que tout ne soit qu’accidents. Partout il y a de petits riens qui, jusqu’en leurs variations infimes, en viennent à faire supposer sens et sort : comme disent certains, ne se peigne-t-on pas selon l’idée qu’on a du monde ? Jetés parmi les circonstances, nous accordons crédit plus grand à notre besoin de promesse qu’à ce qu’elles peuvent tenir, pensons que les avant-coureurs sont dans des gestes minuscules. Sinon, par quelle fibre réunir tous ces éclats épars, tous ces signes reçus ? Peut-être les fils de la Vierge sont-ils notre revanche contre la face hideuse du monde.
Si tu passes ton chemin sans un regard pour les bas-côtés, tu ne sauras jamais la truffe humide quémandant ta main ni, gant relevé, le long duel amoureux dans l’herbage de juin. Et moi, je ne connaîtrai pas ton désir désiré d’entendre à ton oreille chuchoter mon petit doigt.
.
FRANCOIS LAUR
.
.
Oeuvre Salvador Dali