Il faut cesser de voir l’homme comme un être surnaturel, et abandonner le projet formulé par Descartes, puis par Marx, de conquête et possession de la nature. Ce projet est devenu ridicule à partir du moment où l’on s’est rendu compte que l’immense cosmos, dans son infini, reste hors de notre atteinte. Il est devenu délirant à partir du moment où l’on s’est rendu compte que c’est le devenir prométhéen de la technoscience qui conduit à la ruine de la biosphère et, par là, au suicide de l’humanité. La divinisation de l’homme dans le monde doit cesser. Certes, il nous faut valoriser l’homme mais nous savons aujourd’hui que nous ne pouvons le faire qu’en valorisant aussi la vie : le respect profond de l’homme passe par le respect profond de la vie (7). La religion de l’homme insulaire est une religion inhumaine. La pression de la complexité des événements, l’urgence et l’ampleur du problème écologique nous poussent à changer nos pensées, mais nous avons également besoin d’une poussée intérieure visant à modifier les principes mêmes de notre pensée.
L’aspect métanational et planétaire du problème écologique est apparu dès les années 1969-1972. La menace écologique ignore les frontières. La pollution chimique du Rhin concerne la Suisse, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, les riverains de la mer du Nord. Nous avons vu l’extrême insolence du nuage de Tchernobyl : non seulement il n’a pas respecté les Etats nationaux, la division entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, mais il a même débordé notre continent ! Le problème Tchernobyl rejoint ainsi ceux de l’accroissement du gaz carbonique dans l’atmosphère et du trou d’ozone sur l’Antarctique. Les problèmes fondamentaux sont planétaires, comme l’est le danger qui plane désormais sur l’humanité. C’est en ces termes que nous devons penser par rapport aux maux qui nous menacent, mais aussi par rapport aux trésors écologiques, biologiques et culturels à sauvegarder : la forêt amazonienne est un trésor biologique de l’humanité à préserver, comme, sur un autre plan, sont à préserver les diversités animales et végétales, ainsi que les diversités culturelles — fruits d’expériences multimillénaires, — qui, nous le savons aujourd’hui, sont inséparables des diversités écologiques. Plus rapidement et plus intensément que toutes les autres prises de conscience contemporaines, les prises de conscience écologiques nous entraînent à ne rien abstraire de l’horizon global, à tout penser dans la perspective planétaire.
Du même coup, nous sommes amenés à reposer le problème du développement en rejetant la notion — si grossière et si barbare, et qui a longtemps régné — selon laquelle le taux de croissance industrielle signifiait le développement économique et le développement économique signifiait le développement humain, moral, mental, culturel, etc. Alors que dans nos civilisations, dites développées, il existe un atroce sous-développement culturel, mental, moral et humain. On a voulu donner ce modèle aux pays du tiers-monde. Le mot développement doit être entièrement repensé et complexifié. Nous voici au moment où le problème écologique rejoint le problème du développement des sociétés et de l’humanité tout entière.
L’humanité est dans la biosphère, dont elle fait partie ; la biosphère est autour de la planète Terre, dont elle fait partie. Au cours des années récentes, James Lovelock a proposé l’hypothèse Gaia : la Terre et la biosphère constituent un ensemble régulateur qui lutte et résiste de lui-même contre les excès risquant de le dégrader . Cette idée peut passer pour la version euphorique de l’écologisme par rapport à la version pessimiste du Club de Rome. Ainsi, par exemple, Lovelock pense que Gàia dispose de régulations naturelles contre la croissance de l’oxyde de carbone dans l’atmosphère, et trouverait d’elle-même des moyens naturels pour lutter contre les trous d’ozone apparus aux pôles. Cependant, nul système, même le mieux régulé, n’est immortel, et un organisme, même autoréparateur et autorégénérateur, meurt si un poison le touche à son point faible. C’est le problème du talon d’Achille. Aussi la biosphère, être vivant, même si elle n’est pas aussi fragile qu’on aurait pu le croire, peut être frappée de mort par l’action humaine.
Sauver la Terre-patrie
L’idée Gaïa repersonnalise la Terre, à un moment où, depuis vingt ans, c’est toute la planète Terre, dans ses profondeurs et son existence physique, qui est entrée dans l’ère des sciences systémiques : les sciences de la Terre ont fait leur jonction dans les années 60. Ces sciences multiples (Climatologie, météorologie, volcanologie, sismologie, géologie, etc.) ne communiquaient pas les unes avec les autres. Or les explorations de la tectonique des plaques sous-marines ont ressuscité l’idée de dérive des continents, lancée par Wegener au début du siècle, et ont révélé que l’ensemble de la Terre constituait un système complexe, animé par des mouvements et transformations multiples ; dès lors, on peut concevoir la Terre comme un être vivant, non pas au sens biologique, avec un ADN, un ARN (9), etc., mais dans le sens auto-organisateur et autorégulateur d’un être qui a son histoire, c’est-à-dire qui se forme et se transforme tout en maintenant son identité.
Ainsi il existe un système organisé nommé Terre, il existe une biosphère avec son autorégulation et son auto-organisation. Nous pouvons associer la Terre physique et la Terre biologique et considérer, dans sa complexité même, l’unité de notre planète. Or cette unité, elle s’était reconstituée à l’échelle humaine depuis la découverte de l’Amérique : Christophe Colomb avait fait entrer l’humanité dans l’ère planétaire. Depuis cette époque, l’humanité, diasporée au cours de soixante mille ans d’évolution, s’est trouvée en intercommunications de plus en plus étroite. Mais, en même temps que des solidarités nouvelles, se sont multipliés les antagonismes et les asservissements. Dans ce sens, nous sommes encore dans l’Age de fer de l’ère planétaire. Pour le meilleur et le pire, tout ce qui advient dans une partie du globe a une portée planétaire. De plus en plus, tout devenir local est en interrétroaction dans et avec le contexte global.
Enfin, dans ces années 1960-1970, qui ont vu à la fois l’essor de la science et de la conscience écologiques et celui des sciences de la Terre, la perte de l’Absolu et du Salut terrestre, la conscience enfin de l’itineriaire humaine, les découvertes astrophysiques nous dévoilent un cosmos inouï où la Voie lactée n’est plus qu’une petite galaxie de banlieue, où la Terre, elle-même n’est plus qu’un micron perdu. L’Histoire humaine, sur la planète Terre, n’est plus téléguidée par Dieu, la Science, la Raison, les lois d l’Histoire. Elle nous fait retrouver le sens grec du mot « planète » : astre errant.
Nous savons désormais que la petit planète perdue est plus qu’un habitat c’est notre maison, home, Heima c’est notre matrice et, plus encore, c’est notre Terre-patrie. Nous avons appris ; que nous deviendrions fumée dans les soleils et glace dans les espaces.Certes, nous pourrons partir, voyage coloniser d’autres mondes. Mais c’est ici, chez nous, qu’il y a nos plaines, nos animaux, nos morts, nos vies. Il nous faut conserver, il nous faut sauver la Terre-patrie. C’est dans ces conditions que peut s’opérer en nous la convergence de vérités venues des horizons les plus divers, les uns des sciences, les autres des humanités, d’autres de la foi, d’autres de l’éthique, d’autres de notre conscience de vivre l’Age de fer planétaire.
C’est désormais sur cette Terre perdue dans le cosmos astrophysique, cette terre « système vivant » des sciences de la terre, cette biosphère Gàia, que peut se concrétiser l’idée humaniste de l’époque des Lumières, qui reconnaît la même qualité à tous les hommes. Cette idée peut s’allier au sentiment de la nature de l’ère romantique, qui retrouvait la relation ombilicale et nourricière avec la Terre Mère. En même temps, nous pouvons faire converger la commisération bouddhiste pour tous les vivants, le fraternalisme chrétien et le fratemalisme internationaliste — héritier laïque et socialiste du christianisme — dans la nouvelle conscience planétaire de solidarité qui doit lier les humains entre eux et à la Nature terrestre.
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(9) Les ARN, ou acides ribonucléiques, sont des copies quasi-conformes des. séquences génétiques portées dans les chromosomes par les molécules d’ADN (acide désoxyribonucléique).
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