AUTOPORTRAIT SANS MIROIR
Il me faut maintenant un arrêt, une halte prolongée, une place dans le creux, dans les plis, hors de l'impatience.
Voici mon lieu de vie mal situé encore, inachevé, à la frontière de la démesure, de l'utopie. C'est une traversée extrême, infinie, du bord au rivage, d'un train aux vitres sales à un autre plus fulgurant, interminable comme dans les rêves… Une traversée quotidienne, attendue, espérée, une découverte voluptueuse parfois.
Une table trop encombrée comme toutes les tables où l'on s'arrête souvent, voici le lieu d'où j'écris. Là sont mes mots presque illisibles, écrits de nuit pour l'accoutumance à l'obscurité prochaine. Écrits à contre temps, à contre espérance aussi, envolés d'une fenêtre toujours ouverte sur la lumière.
Et voici ma part d'ombre, mes infimes fragments. Ma faim, souvent occultée, tracée en poèmes maladroits, trop bavards, pour noyer l'indicible.
Ici sont mes livres amputés de bouts de phrases, de bouts de mots, par moi volés : ils répondaient à l'incisif qui me hante.
Nomade à petits pas, chassée de l'enfance, en proie au froid, à l'inquiétude…
Nomade, sans laisser de traces, passante toujours, errante, portant comme un flambeau ma part de feu autrefois si pesante...
Une porte close ? Tout s'altère, tout est à recommencer. Je ne saisis alors que le reflet, le retrait des choses, le creux abandonné. Je marche à reculons, sauvage comme une mer primitive. Anémone marine aux tentacules blessés, je me rétracte, je me love dans le silence, je m'étourdis de désarroi.
Une porte ouverte ? Tout grandit, se dévoile, se révèle : un infini intérieur, un tableau où tout devient simple, immense. Une large demeure, à ma mesure, s'ouvre enfin.
Chaque jour s'écrit lentement sur cette épure où manquent encore tant de signes, de courbes…
Voici mes tourments, mes affres sans remède, sans issue sinon cette clairière, si loin…
Longtemps, j'ai voulu lire les lignes bleues, ravageuses, destructrices qui marquent mon âme. Ces coups portés dès l'origine, entretenus par les berceuses, les chants négatifs d'une mère presque absente… À présent, c'est mon humus, le terreau où je puise la vie, ma vie, c'est mon jardin clos sur l'invisible.
Voici ma fragilité : celle d'une louve au masque rejeté qui craint d'être dévorée. Voici ma sauvagerie, contenue pour ne pas effrayer, pour ne pas trop me dire.
Me voici enfin, enveloppe de chair sur des impulsions vives, cernée de possibles jusqu'au vertige, envoûtée souvent par le fait de vivre. Toujours proche de l'explosion, d'une implosion plus grave encore, me voici jaillissante, à l'écoute de l'essentiel, d'un éternel présent ou de l'envers des choses. A l'écoute du vent telle une feuille rouillée dans l'attente de la chute inévitable.
Voici ma vie pétrie de manques et de cailloux, de rires et de caresses, de contradictions, longuement pétrie de rêves et d'impossibles, d'espace et d'herbes sauvages, de silence et de ruines, d'amour aussi, parfois…
Déjà éloignée, aimantée pourtant par les vibrations du vivant, me voici debout, dressée, guetteur d'impossibles aurores, d'aubes trop lointaines.
Me voici debout vers la fuite toujours imprévisible, un ailleurs qui doit forcément exister…
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AGNES SCHNELL
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Oeuvre Salvador Dali