LE CHANT DE LA PAIX
Je dis la paix comme une femme
J'ouvrais la porte et tout à coup
Ses deux bras autour de mon âme
Et de mon cou
Je dis la paix cette fenêtre
Qui battit l'air un beau matin
Et le monde ne semblait être
Qu'odeur du thym
Je dis la paix pour la lumière
A tes pas dans cette saison
Comme une chose coutumière
A la maison
Pour les oiseaux et les branchages
Verts et noirs au-dessus des eaux
Et les alevins qui s'engagent
Dans les roseaux
Je dis la paix pour les étoiles
Pour toutes les heures du jour
Aux tuiles des toits et pour toi l'
Ombre et l'amour
Je dis la paix aux jeux d'enfance
On court on saute on crie on rit
On perd le fil de ce qu'on pense
Dans la prairie
Je dis la paix mais c'est étrange
Ce sentiment de peur que j'ai
Car c'est mon cœur même qui change
Léger léger
Je dis la paix vaille que vaille
Précaire fragile et sans voix
Mais c'est l'abeille qui travaille
Sans qu'on la voie
Rien qu'un souffle parmi les feuilles
Une simple hésitation
Un rayon qui passe le seuil
Des passions
Elle vacille elle est peu sûre
Gomme un pied de convalescent
Encore écoutant sa blessure
Son sang récent
....
C'est la paix dont les peuples savent
Obscurément tous plus ou moins
Contre le maître et pour l'esclave
Qu'elle est témoin
C'est la paix des peuples où sourd
L'eau profonde des libertés
C'est au silence des tambours
Le mai planté
C'est la paix couleur de la preuve
Où le meurtre porte son nom
A qui le voile de la veuve
Dit-on
C'est la paix qui force le crime
A s'agenouiller dans l'aveu
Et qui crie avec les victimes
Cessez le feu
Cessez partout le feu sur l'homme et la nature
Sur la serre et le champ les jardins les pâtures
Sur la table et le banc sur l'arbre et la toiture
Sur la mer des poissons et celle des mâtures
Sur le ciel où l'audace et l'oiseau s'aventurent
Sur le passé de pierre où rêve la sculpture
Sur les choses d'ici sur les choses futures
Sur ce cœur dans son cœur qu'une mère défend
Cessez le feu partout sur la femme et l'enfant
Sur les chemins ombreux que les amants vont prendre
Sur les baisers ardents où des baisers s'engendrent
Sur les yeux grands ouverts pour le plaisir entendre
Sur les amours vannés qui laissent le bras pendre
Sur le réveil heureux des désirs sous leur cendre
Sur cette douceur-là qui n'est jamais à vendre
Sur les chuchotements qui font les lits si tendres
Et de la. tête aux pieds comprendre ce qu'on sent
Cessez le feu sur les caresses et le sang
Cessez le feu devant les crèches et l'école
Initial balbutiement de la parole
Et les boules de neige et le lait dans le bol
Le rire aux doigts levés à tort des pigeon-voie
La décalcomanie au carreau que l'on colle
Billes saute-moutons marelles courses folles
Et deux et deux font quatre et do ré mi fa sol
O cahiers de bâtons solfège épèlement
O douceur aux premières pages du roman
Cessez le feu sur le soleil des connaissances
Le regard démêlant l'accessoire et l'essence
L'énorme patience humaine qui recense
La science qui sort comme une fleur des sens
L'idée à l'accident mêlée à sa naissance
L'homme sauf contre l'homme ayant toute licence
Dans le laboratoire essayant sa puissance
L'esprit qui dans les faits se plie et se déploie
Cessez le feu sur le progrès trouvant sa loi
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ARAGON
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Oeuvre Kirsten