Chant I
C'est comme, minuscule à peine, une effervescence avec les mêmes images, leur même lumière, le chêne, son tronc obscur, le chat sur la fenêtre, le silence soudain de l'heure, on ne sait plus trop pourquoi maintenant, plutôt que demain, qu'hier, pourquoi ici, mais ici, maintenant, c'est partout, c'est le monde qu'on n'entend que quand il se retire comme une vague et qu'il n'en reste que juste un souffle dont on ignore s'il vient de dedans, de dehors, on regarde ce qui dans la vue ne cesse de se retirer, on guette un visage sans visage qu'on voudrait reconnaître, un espace qui s'entr'ouvre, on y entre sans y entrer parce qu'on est là, toujours, dans la clarté grise un peu d'un jour quelconque à se demander pourquoi comme, ça sans crier gare, ce mouvement venu sans les mots et avec eux et comment comprendre le jour qui vient et qui va, cette solitude au milieu des corps, ce silence qui s'installe dans les paroles, on ne l'entend pas on le sent comme de l'air entre deux mots, une sorte de vertige bref avec, instantané, le clair d'un vide où l'on se perd, on dit mais où en étais-je qu'est-ce que je disais, autour rien n'a changé, les bouches ont des visages vivants, les bruits sont revenus avec un triangle de soleil contre le mur, c'est l'après-midi qui s'installe, une cloche sonne, il est deux heures, des voix parlent, on reste à attendre sans savoir quoi, comme sur un vide si ténu qu'il s'évapore avant qu'on y tombe, on ne sait plus ce qu'on cherchait, on écoute, ce sont d'autres bruits on les reconnaît, bouteilles, toux, parquet qui grince mais c'est comme s'ils arrivaients d'ailleurs, de très loin, si on les entendait sous un bruit léger de source tenace aussi, une sorte de balbutiement venu air et eau mêlés de lèvres entr'ouvertes, qui appelle ou se tait c'est pareil, qu'on sent là dans la bouche quand on parle ou sous les doigts quand on écrit, on n'entend rien, on ne voit rien, mais c'est quelque chose qui pousse ou qui entraîne, c'est un fleuve invisible, alors on suit, on glisse, on s'en va, on s'éparpille dans le remuement sans fin où les jours et les nuits se succèdent, se confondent avec tous les visages qui n'en sont qu'un, toutes les langues, les paysages, des mains cherchent des mains, des corps dérivent, tournoient, on est dans une chambre et c'est un monde, il y a comme une seule écume de douleur, un soleil de mouches et de sable, une nuit traversée d'éclairs, celui qui court ne sait plus s'il a gardé ses jambes, on est comme si on n'était plus que trop de sang par terre, trop de poussière, des moteurs, des cris enfoncés dans les murs, on se perd dans des couloirs, dans des caves qui n'ont pas de fin, on ne sait plus comment ni pourquoi on est là, on voudrait sortir mais dehors s'effondre, alors on s'enfonce, on traverse des étendues où le seul futur est le cœur qui bat comme un appel auquel on voudrait répondre et c'est pourquoi on avance, même si à chaque pas rien ne bouge que le corps obstiné qui poursuit l'ombre qu'il n'a pas, on aimerait pouvoir s'arrêter, regarder simplement l'aube qui vient, poser la main sur la pierre froide et saluer la lumière, dire les premiers mots, écouter le crissement du sable, le bruissement de l'eau, la rumeur des choses qui commencent mais le jour est déjà le soir, on n'a rien pu saisir, on reste vacant à regarder ses mains dans l'éclat des lampes ou sur la vitre l'attente du visage noir, on se perd, on se retrouve, il y a des silences remplis de voix, des matins tombés comme des soirs, plus on avance et moins on sait, on cherche demain entre des mots qui disent hier, ce qu'on a gagné on l'a perdu, comparé à ce qu'on a été on n'est rien, disait-il, mais un rien qui insiste, on guette entre les signes du corps l'imperceptible grignotement tandis que sur la fenêtre brille une sorte de splendeur, on voudrait y entrer, être le courant et à la fois se voir couler, on cherche, les choses semblent n'avoir pas bougé mais quand on veut les prendre, les toucher, simplement, c'est comme si elles reculaient, s'effaçaient ne laissant sur les doigts qu'un peu de poussière à peine, quelque chose qui peut-être ressemble à l'oubli, alors c'est dans cet oubli qu'on s'avance, au moment où on croit ne plus rien tenir, c'est là, un éblouissement minuscule, on est perdu
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JACQUES ANCET
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