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EMMILA GITANA
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6 mai 2009

LE SEIN NU

Monsieur Palomar marche le long d'une plage déserte. Il rencontre. de rares baigneurs. Une jeune femme est allongée sur le sable et prend le soleil les seins nus. Palomar,en homme discret, détourne son regard vers l'horizon marin. Il sait qu'en de pareilles circonstances, à l'approche d'un inconnu, les femmes souvent se hâtent de se couvrir, et cela ne lui semble pas bien : c'est dérangeant pour la baigneuse qui prenait tranquillement le soleil ; le passant  se sent un gêneur ; le tabou de la nudité se trouve implicitement confirmé ; enfin, le respect des conventions à moitié est source d'insécurité et d'incohérence dans le comportement, plutôt que de liberté et de franchise.

C'est pourquoi, dès qu'il voit se profiler de loin le nuage rose bronze d'un torse nu féminin, il se hâte de détourner la tête de façon que la trajectoire de son regard reste suspendue dans le vide et témoigne de son respect courtois pour l'invisible frontière qui enveloppe les personnes.

Cependant, pense-t-il en avançant et en rendant leur liberté de mouvernent à. ses globes oculaires, dès que l'horizon .est dégagé, ainsi faisant, j'affecte un refus de voir, c'est-à-dire que je finis moi aussi par renforcer la convention qui considère comme illicite la vue d'un sein, ou plutôt j'institue une sorte de soutien-gorge mental suspendu entre mes yeux et cette poitrine qui m'a semblé fraîche et agréable à voir, d'après ce que j'en ai entrevu aux limites de mon champ visuel. En somme, ma façon de ne pas regarder présuppose que je suis en train de songer à cette nudité, que je. m'en soucie, et il y a là, au fond, une attitude rétrograde, indiscrète.

En revenant de sa promenade, Palomar passe à nouveau devant la baigneuse, et cette fois il.regarde fixement devant lui, en sorte qu'il effleure avec une équitable uniformité l'écume des vagues qui se retirent, la coque des barques tirées sur le rivage, le drap de bain étendu sur le sable, la rondeur lunaire de la peau claire avec l'auréole brune du tétin, et dans la brume le profil de la côte, grise contre le ciel. Voilà, réfléchit-il, satisfait de lui-même., en poursuivant son chemin, j'ai réussi à ce que le sein soit complètement absorbé dans le paysage, et que mon regard ne pèse pas plus, que le regard d'une mouette ou d'un merlan.

Mais agir ainsi, est-ce vraiment juste? réfléchit-il encore, ou bien n'est-ce pas une façon d'aplatir la personne humaine au niveau des choses, de la considérer comme un objet, et, ce qui est pire, considérer comme un objet ce qui dans la personne est propre au sexe féminin ? Ne suis~je pas en train de perpétuer la vieille habitude de la suprématie masculine, endurcie par les années dans son insolence routinière?

Il se tourne donc et revient sur ses pas. Maintenant, en parcourant du regard la plage avec une objectivité impartiale, il fait en sorte qu'à peine la poitrine de la femme entrée dans son champ visuel on y remarque une discontinuité, un écart, presque un éclair Le regard avance jusqu' à effleurer la peau tendue, se retire, comme s'il appréciait avec un léger tressaillement la consistance différente de la vision et sa valeur particulière, et pendant un instant il se suspend en l'air, décrivant une courbe. qui.. accompagne le relief du sein à distance, avec un air à la fois évasif et protecteur, pour reprendre ensuite son cours comme si de rien n'était.

Je crois qu'ainsi ma position est bien claire, pense Palomar, sans possibilité de malentendus. Oui, mais ce survol du regard, en fin de compte, ne pourrait-il pas être ressenti comme la marque d'une attitude de supériorité, une sous-évaluation de ce qu'est et signifie un sein, une manière en quelque sorte de le tenir à l'écart, en marge ou entre parenthèses? Voilà que je recommence à reléguer le sein dans la pénombre où on l'a tenu pendant des siècles de pruderie maniaco-sexuelle et de péché de concupiscence...

Cette interprétation va à l'encontre des meilleures intentions de Palomar, qui, tout en appartenant à une. génération pour laquelle la nudité de la poitrine féminine était encore associée à l'idée d'intimité amoureuse, salue cependant favorablement ce changement dans les moeurs : aussi bien pour ce qu'il signifie en tant que reflet d'une ouverture des mentalités que parce que cette vue en particulier lui est agréable. C'est bien cet encouragement désintéressé qu'il voudrait parvenir à exprimer par son regard.

Il fait marche arrière. D'un pas décidé, il se dirige de nouveau vers la femme allongée au soleil. Cette fois, son regard, léchant avec volubilité le paysage, s'arrêtera un instant sur le sein avec des égards particuliers ; mais il se hâtera de l'envelopper d'un élan de bienveillance et de gratitude pour tout, pour le soleil et le ciel, pour les pins recourbés et la dune et le sable, pour les récifs, les nuages et les algues, pour le cosmos qui tourne autour de ces pointes auréolées.

Ceci devrait suffire. pour tranquilliser définitivement la baigneuse solitaire et libérer le terrain de toute déduction hâtive et erronée. Seulement voilà: dès qu'il recommence à s'approcher, elle se lève d'un bond, se recouvre, bougonne, s'éloigne avec des haussements d'épaules agacés, comme si elle échappait aux insistances importunes d'un satyre.

Le poids mort d'une tradition de mauvaises moeurs empêche d'apprécier à leur juste mérite les intentions les plus éclairées : c'est ce que conclut amèrement Palomar.

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ITALO  CALVINO

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sein

Commentaires
P
bel exercice de style<br /> j'aurais parié qu'il était écrit par une femme<br /> en raison de la sensibilité du style<br /> mais non, trop de mental <br /> et pas assez de lâcher prise,<br /> pas dans le texte qui est admirable<br /> mais dans la démarche d'esprit du personnage<br /> cette scène peut se placer il y a 20 ans<br /> ce monde est déjà antédiluvien<br /> aujourd'hui, l'homme se torturerait moins la cervelle et la femme ne lui prêterait aucune attention<br /> on y perd sans doute sur le plan littéraire ...
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EMMILA GITANA
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