LA LONGUE ROUTE...Extrait
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- "Je n'en peux plus des faux dieux de l'Occident toujours à l'affût comme des araignées, qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porte plainte contre le monde moderne, c'est lui, le monstre. Il détruit notre terre, il piétine l'âme des hommes.
- C'est pourtant grâce à notre Monde Moderne que tu as un bon bateau avec des winches, des voiles en Tergal, une coque métallique qui te laisse en paix, soudée étanche et solide.
- C'est vrai, mais c'est à cause du Monde Moderne, à cause de sa prétendue " Civilisation ", à cause de ses prétendus "Progrès" que je me tire avec mon beau bateau.
- Eh bien, tu es libre de te " tirer", personne ne t'en empêchera, tout le monde est libre, ici, tant que ça ne gêne pas les autres.
- Libre pour le moment... mais un jour plus personne ne le sera si les choses continuent sur la même pente. Elles sont déjà inhumaines. Alors, il y a ceux qui partent sur les mers, ou sur les routes, pour chercher la vérité perdue. Et ceux qui ne peuvent pas, ou qui ne veulent plus, qui ont perdu jusqu'à l'espoir. La " Civilisation occidentale" devenue presque entièrement technocrate n'est plus une civilisation.
- Si l'on prenait l'avis des gens de ton espèce, plus ou moins vagabonds, plus ou moins va-nu-pieds, on en serait encore à la bicyclette!
- Justement, on roulerait à bicyclette dans les villes, il n'y aurait plus ces milliers d'autos avec des gens durs et fermés tout seuls dedans, on verrait des garçons et des filles bras dessus bras dessous, on entendrait des rires, on entendrait chanter, on verrait des choses jolies sur les visages, la joie et l'amour renaîtraient partout, les oiseaux reviendraient sur les quelques arbres tués par le Monstre.
Alors on sentirait les vraies ombres et les vraies couleurs et les vrais bruits, nos villes retrouveraient leur âme et les gens aussi.
Et tout ça, je sais très bien que ce n'est pas un rêve, tout ce que les hommes ont fait de beau et de bien, ils l'ont construit avec leur rêve... Mais là-bas, le Monstre a pris le relais des hommes, c'est lui qui rêve à notre place. Il veut nous faire croire que l'homme est le nombril du monde, qu'il a tous les droits, sous prétexte que l'homme a inventé la machine à vapeur et beaucoup d'autres machines, et qu'il ira un jour dans les étoiles s'il se dépêche quand même un peu avant la prochaine bombe.
Mais il y n'y a pas de soucis à se faire la-dessus, le Monstre est bien d'accord pour qu'on se dépêche... il nous aide à nous dépêcher... le temps presse... on n'a presque plus le temps... courez! courez!... ne vous arrêtez surtout pas pour penser, c'est moi le Monstre qui pense pour vous...courez vers le destin que je vous ai tracé... courez sans vous arrêter jusqu'au bout de la route où j'ai placé la Bombe ou l'abrutissement de l'humanité... On est presque arrivé, courez les yeux fermés, c'est plus facile, criez tous ensemble : Justice - Patrie - Progrès - Intelligence - Dignité - Civilisation -
Quoi ! tu ne cours pas, toi ... tu te promènes sur ton bateau pour penser!... et tu oses protester dans ton magnétophone!... tu dis ce que tu as dans le cœur... attends un peu, pauvre imbécile, je vais te faire descendre en flammes... les gars qui se fâchent tout haut c'est très dangereux pour moi, je dois leur fermer leurs gueules... S'il y en avait trop qui se fâchaient, je ne pourrais plus faire courir le bétail humain selon ma loi, les yeux et les oreilles bouchées par l'Orgueil, la Bêtise et la Lâcheté... Je suis pressé qu'ils arrivent, satisfaits et bêlants, là où je les mène "
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BERNARD MOITESSIER
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A bord du Joshua