CITADELLE...Extrait
«
Je veux qu'ils aiment les eaux vives des fontaines. Et la
surface unie de l'orge verte recousue sur les craquelures de l'été.
Je veux qu'ils glorifient le retour des saisons. Je veux qu'ils se
nourrissent, pareils à des fruits qui s'achèvent, de
silence et de lenteur. Je veux qu'ils pleurent longtemps leurs deuils
et qu'ils honorent longtemps les morts, car l'héritage passe
lentement d'une génération à l'autre et je ne
veux pas qu'ils perdent leur miel sur le chemin. Je veux qu'ils
soient semblables à la branche de l'olivier. Celle qui attend.
Alors commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de
Dieu qui vient comme un souffle essayer l'arbre. Il les conduit puis
les ramène de l'aube à la nuit, de l'été
à l'hiver, des moissons qui lèvent aux moissons
engrangées, de la jeunesse à la vieillesse, puis de la
vieillesse aux enfants nouveaux.
Car ainsi que
l'arbre, tu ne sais rien de l'homme si tu l'étales dans sa
durée et le distribues dans ses différences. L'arbre
n'est point semence, puis tige, puis tronc flexible, puis bois mort.
Il ne faut point le diviser pour le connaître. L'arbre, c'est
cette puissance qui lentement épouse le ciel. Ainsi de toi,
mon petit d'homme. Dieu te fait naitre, te fait grandir, te remplit
successivement de désirs, de regrets, de joies et de
souffrances, de colères et de pardons, puis Il te rentre en
Lui. Cependant, tu n'es ni cet écolier, ni cet époux,
ni cet enfant, ni ce vieillard. Tu es celui qui s'accomplit. Et si tu
sais te découvrir branche balancée, bien accrochée
à l'olivier, tu goûteras dans tes mouvements l'éternité.
Et tout autour de toi se fera éternel. Éternelle la
fontaine qui chante et a su abreuver tes pères, éternelle
la lumière des yeux quand te sourira la bien-aimée,
éternelle la fraicheur des nuits. Le temps n'est plus un
sablier qui use son sable, mais un moissonneur qui noue sa gerbe.
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ANTOINE DE SAINT EXUPERY
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