SILENCE
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Mes
pas flottent sur la neige, enjambent l’eau hiémale et virginale
dévalant les combes, les ruisselets qui vont éperdus par la forêt. Je
palpe doucement le monde immaculé du silence, la peau grenée de la
pierre, des chaos mordorés revêtus de dentelles de glace. Des pas lents
qui ont la légèreté d’un regard égrenant une pluie de perles et ces yeux
d'eau à la source du temps, de la paix aurorale; un cillement suffit à
rattraper la fuite et le retour des saisons, à m‘immiscer dans
l‘intimité des jeunes frissons du printemps, des rudesses étreintes du
froid au pays de la haute nuit des étoiles.
Les pins chargés du
fardeau de l’hiver ploient et dévalent les pentes, fantassins d‘un seul
âge bravant les monts et les vents dans un dernier et même combat de
foule pour la survie. Ils gardent leur fière allure ondée, ondoyée des
bourrasques de la tempête passée donnant à la montagne ce que l'orge et
l'avoine promettent à la plaine... D'entre eux, les jeunes pousses, les
cimes décharnées sont d'une seule vague de vallée.
Et je suis les brisées, l’indicible
renouveau, les augures du ciel. Là-haut, sur le haut plateau,
l’existence n’est plus, la vie s’est terrée, les murs ont fermé pour des
mois leurs paupières de chêne. Entre les rochers et les blocs polis, un
coin de ciel encore plus bleu, ceint de nuages noirs, trace l’aura
lumineuse de la terre, la limite bouleversante, vertigineuse de la
matière, l’immobilité galopante de l’instant, l’inéluctable spectre du
passé.
Je confie au manteau de neige le sillage de mes pensées, ces
joies et ces peines aussi qui se perdent et me reviennent en chemin ; je
n’ai devant moi que l’ombre incertaine de nous appartenir, de nous
aimer qui foule sans les blesser l’écume des monts, l‘indubitable
devenir, toute espérance.
Je vais par un jour ouaté retrouvant
prudemment les invites de l’hiver, au verdict sûr et silencieux du sol
glacé, j'avance à travers le dédale des années, l'harmonie susurrée du
val et de la transhumance.
L’éphémère y séduit l’éternité, usant du
masque irréel, vide et froid de toute illusion. Des émaux de glaces,
fards passagers de quelques jours dispersés de frimas, égarés de
l'enfance choyée, esquissent outrageusement les traits d’hypothétiques
visages, osent le retour improbable ou radieux de destinées enfouies à
jamais, l‘apparence fatale des rides de l‘âge au pan dicté d'une époque
dont il nous a été donné d'arpenter, de fouiller la beauté et le rêve .
Le
silence est d’eau, solennel; sous le céleste linceul, après la nuit
obscure et froide, sourdent des milliers d’orgues de glace figées dans
leur chute, jusqu’à l’extrême splendeur du jour, l’ineffable pureté de
toute transparence et de la lumière, comme un ciel posé sur le sol.
L’eau
emprisonnée chantonne, se fait lyre et tinte cristalline aux cordes
tendues de la harpe que la brise effleure invisible et sans bruit. Et
quand elle jaillit d'une seule foi de la crypte sylvestre, séraphique
au-dessus de la vallée, entre le sillon gravé des siècles, un seul voile
danse l’hyménée, imperceptible et soyeux, aux creux de la roche noire
et trace la voie d’une divine félicité, de la seule fidélité…
Quelle
messe, quels instants glanés aux rais fuyants du soleil capricieux de
mars! L'intense clarté du ciel partage l'ombre des nuages, presque
feutrée, elle se promène et offre çà et là à mes pieds des reflets
d’astres sacrés.
N’y aurait-il plus de vie au faîte déchu de tout
vestige, de toute forme bâtie consacrant la rupture temporelle du
moindre habitat, de tant de souvenirs? Et pourtant, une symphonie de
silences clame tout autour de moi la profusion, la prodigalité au cœur
d’un lendemain de fruits, de sources et de blés parfumés.
Je sens
peser sur moi le vide de l'absence, la longue litanie des pierres
disjointes aux vents fous d'une seule montagne dans la mer. Les toits ne
fument plus, le hameau des estives n'est plus qu'un cirque muet que les
sapins avalent, antre brassée de silences rompus, aux canons lugubres
de la tramontane.
Il n’est de certitudes qu’en l’unique
intervalle qui nous a été octroyé de visiter. Peuplé des réalités
belliqueuses de l’univers, des extrêmes aux frontières de
l'insoutenable, il nous revient d'en arpenter dignement les méandres et
le cours tumultueux, imprévisible de sa durée, de son temps.
N'est-il plus que silences, oublis à
l'arbre de vie tombé sur le sol, ici ou ailleurs, hier ou qui sait,
demain, sous d'autres illusions éthérées, de terribles cauchemars?
Et
entre la blanche furie meurtrière des sommets et ces cascades de glaces
qui forgent l‘aventurier d'une vie en quête des cieux, la joie et la
souffrance se seraient côtoyées sur les flots, éternelles, dans le
sidéral silence de l’être émerveillé, l'abnégation de toutes les
passions que seul le verbe et l'au-delà révèlent inexorablement comme un
idéal d'absolu, la plus haute branche de la forêt des hommes .
Cristian-Georges Campagnac
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