NUEES ARDENTES...Extrait
Comme une angoisse ancestrale qui soudain s'épanche de la colonne
vertébrale pour inonder l'espace sensible du corps jusqu'à ébranler les
plus intimes convictions, et qui force ainsi le seul recours au qui-vive
extrême, surgit, sous un des innombrables craquements qui parsèment
telles les bouées meuglantes la profondeur des océans que sont nos
terres la nuit - sinistre craquement, perçu, en cet instant, dans toute
son unicité élective -, l'étrange ombre macabre.
Elle est là. Aussi énorme de sourde terreur potentielle qu'à sa première
éruption dans la nuit des espaces enfouis, aussi imprécise de forme
qu'elle suggère en un incessant jeu kaléidoscopique pétrifiant à la fois
toutes les figures possibles de mes horreurs secrètes.
Et elles s'approchent, déjà démultipliées, lentement glissant sur les
champs encore printaniers des consciences, et je les darde de mon
regard, cloué, comme si j'étais le témoin impuissant d'inéluctables
exécutions, les miennes.
Accroupi sur le mur païen depuis d'innombrables siècles, je contemple la
luminescence obscure d'une sorte de brouillard étendu au creux d'une
combe, et qui s'écoule de ma bouche édentée en un long filet, enlace mes
lambeaux de chairs grouillantes pour noyer mon assise, pourrie par
l'attente, dans une vague mare blanchâtre chavirant sans fond.
Rien ne se passe, que l'épanchement sans fin de cette coulée; que rien
ne se fasse surtout, pourquoi cesser de bailler aux rivières notre
surplus d'étoiles?
Il fut particulièrement surpris de penser, quoique ce saisissement de la
conscience ne durât point. Cet effort lui demandait des forces qu'une
trop longue veille d'offrande sous la stupéfaction avait taries.
Parfois un sursaut, et il cherchait vainement à dérober du regard les
ineffables larmes-fleuves qu'il discernait au sein du brouillard
ruisselant pour s'en altérer. Mais il ne savait trop si cette exhalaison
particulière tenait du liquide ou du diaphane. Plusieurs fois, au cours
de ses règnes, il avait déjà été tenté de plonger ses miettes à cette
source prometteuse. Un instant d'intense agitation, bref comme l'éclair
frappant alors les coups de barre du palais flottant. Mais ce n'était
que pour se retrouver à l'endroit, dans la même position, l'humidité de
l'attente rongeant toujours ses cellules en manque d'éblouissements.
Tangage. L'illusion d'avancer, alors que tout porte à rester sur place
pour le naufrage ultime.
La fatigue intense, refluante, et plus férocement encore,
l'engourdissait insidieusement comme le plongeur manquant les paliers de
la remontée. Tout effort de clarté se soldait par des lambeaux plus
nombreux de chairs tombant à même les rocs.
Pourquoi la soif intense pour cette chose qui pourtant s'écoule de moi?
Cette soif, qui avait fini par glisser le long du fleuve de ses
assouvissements, l'inondait maintenant comme la chaleur brûlante d'un
étang asséché. Vidé de cet aiguillon, il disparut bien vite à nouveau
dans l'indécise offrande des miettes de son temps.
Il rêva d'un champ de pensées qui tout autour de lui s'étendait à perte
de vue : un tapis-ilôt, saturé de jaune par le vol des corbeaux, de
mauve par le précipice des cieux, une surface irradiée d'une luminosité
sans pareille que les pores aux vantaux larges ouverts sustentaient - et
il ne s'étonna pas, l'ivresse montait, comme la sève tend l'arc des
bourgeons, elle recueillait, sans qu'il ne s'en rende compte en ce
sommeil profond, un à un les limbes défrichées par ses passages à
travers la matière. Délicatement circonscrite, phosphorescente, une de
ces limbes, alerte, vint à envahir le champ de sa vision, ceignait
imperceptiblement sa conscience assoupie. Et il vit, sous l'effort
monumental qu'il devait déployer pour résister à l'assaut de cet
affleurement - simple réflexe vital - une tasse, joliment fumante, qu'un
juste coup d'œil transforma en baignoire, havre de tous les
paradisiers. Tout en s'essuyant avec panache - ce n'était pas tous les
millénaires qu'il courait éperdument cette chance de pouvoir éponger la
sueur de son inactivité - il avala l'eau brumeuse dans laquelle il se
trouva soudain à nager.
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CLAUDE BOMMETZ
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