A PROPOS DE L'HOMME REVOLTE...
Lettres à Albert Camus
Brandeis University
Waltham Massachussetts
le 25 mars 1955
Cher Monsieur,
je vous remercie pour votre lettre du 14 mars. L’Homme révolté est un livre important parce qu’il n’est plus possible, après l’avoir lu, de se complaire dans la négation, de faire du non systématique une excuse devant les rigueurs de la vie. Le château du refus dans lequel s’emprisonne depuis plus de cent ans l’individu moderne doit être détruit de fond en comble. Au risque de mourir dans l’asphyxie lente du déracinement, il faut que le cœur humain se fasse « le cœur battant de l’espace », qu’il s’arrache à l’adoration de soi et au culte de sa solitude, pour s’ouvrir sur le monde et en chasser l’exil. Si l’univers est distant, cruel et inhospitalier, alors c’est à nous de défricher en nous-même une terre accueillante où les déracinés pourront trouver accueil, où les exilés se sentiront chez eux. L’exigence de cette ouverture, d’un hara-kiri permanent de la personnalité, me paraît être le point de départ pour toute morale efficace et sincère. La structure de base du « moi » occidental (celui qui règne de Descartes jusqu’aux existentialistes contemporains est à bouleverser – ce « moi » orgueilleux dans lequel rationalistes et romantiques trouvent refuge ensemble, et auxquels ils s’agrippent avec l’énergie du désespoir -. Cette violence sur soi n’amène pas l’anéantissement de la personnalité (quoiqu’elle nous en fasse courir le risque), elle prélude à une vie renouvelée et plante les premiers jalons de la métamorphose. Après quoi on peut penser, dans notre désert hivernal, à construire « la claire maison d’été ».
A vous très cordialement,
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CLAUDE VIGEE
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