LES MOTS RECOUSUS
coudre le silence
le fil de la parole
s’en va dans le vent et croit
qu’il va repriser des plis des lèvres
tout ce qui fait un visage
on ne corrige rien
on continue et le temps parfois
pose là ses dents pour
mâcher lentement nos ombres
on pense qu’une petite main
tout à coup organise nos sensations
alors qu’une image enfonce à présent
son écharde qui plus tard fera du pus
à moins que l’oubli ait pourri déjà
le souvenir ou que la vie à la fin
ait usé tous les chemins
ou bien peu à peu vidé la mixture interne
d’ailleurs qu’est-ce que le mystère
ce goutte-à-goutte au fond des yeux
où perlent distance et séparation
pourquoi pas l’amour
quelques gestes demeurés dans l’attente
les épluchures du désir
de la neige d’âme disait en riant
l’ange recyclé par la réalité
un fantôme au bout de la cigarette
la rature nous joue des tours
au bord du pays sombre
on rêve brusquement d’une terre étroite
trop mince pour y creuser des tombes
qui parle se demande une pensée
qui doute d’elle-même
et le ciel enveloppe la vue
non tout n’est pas raisonnable
pas plus le travail que le songe
pas plus le départ que l’approche
ni l’intervalle entre bonheur malheur
non fait l’œil en retournant l’image
et voici qu’une chose entre dans la tête
dépote aussitôt sa matière
qui s’émiette et répand la ruine
l’émotion ne fournit pas de preuves
elle en est une en soi et toute
entière énergie en cours de diffusion
on peut jeter sur elle un filet de mots
mais elle dissout le piège
et l’air entre les mailles
devient le même que partout
le fil de la parole est celui du langage
il faut le nouer menu et peu à peu
plutôt qu’en faire des coutures
ainsi peut-être aura-t-on fabriqué
un tapis de vocabulaire
mais la nature qu’est-ce que la nature
quand on la décrit au lieu de la manger
sauf qu’alors devenue portative
un coup de langue suffit à l’emballer
le fil la flamme et la fin dans le feu
une obsession qui s’élève en spirale
un appétit de tirer de la perte
le surplus d’un plus que présent
il s’agit d’atteindre la cohérence
un sillage et non pas la logique
quelque chose comme un bouquet
de langues de feu
nul repos à la vie que la vie même
dit le tenancier de la Boutique aux miracles
mais il se tient dans la pénombre
et d’une main prend son autre main
pour sentir un instant la tendresse
on parle de sentiments de pensées
quand on veut seulement faire en nous
respirer l’espace et comment le pourrait-il
sans prendre une forme quelconque
tous nos problèmes ont lieu dans
ce quelconque nul ne le prend pour
la chose qu’il est de hasard ou d’occasion
il n’y a rien qui termine le tout
écrit Lucrèce et c’est pourquoi
nous voudrions tenir le tout dans une forme
les mots en sont-ils une chacun en soi
ou bien faut-il qu’à rebondir sur les choses
ils n’éprouvent que la vanité d’être
ce peu de souffle vite tombé
vite dissout dans le silence
on les jette pourtant depuis les lèvres
pour toucher le monde et qu’il résonne
et nous revienne au moins comme un écho
une étincelle sonore
les bourreaux sont les seuls à croire
qu’arracher un mot découd
c’est pourquoi ils font rendre le dernier souffle
puis l’obscurité descend sur la grammaire
en même temps qu’elle souffle l’humanité
on pensera plus tard qu’un poison
changea la nuit en cauchemar
ou contamina la mémoire
le poème se réveille au bord du vide
et lui-même en train de se vider
le long du pal qui lentement le troue
c’est maintenant la mort qui le brandit
avant de jeter sa dépouille
parmi l’immortelle bêtise
là le sens perdu dérange moins
que le bruit des sirènes
toutes les lettres à la fin ne sont plus
que vermicelles achetés au supermarché
rendu quand même à l’utilité nourrissante
elles iront épaissir le bouillon
cependant qu’aucune oreille désormais
n’entendra le silence au fond de la cuiller
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BERNARD NOËL
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Oeuvre Raymond Attanasio