L'INCONNAISSABLE
Oui, je sais entendre dans les bribes de mots,
Le pas brumeux des autres mondes
Et je sais suivre le sombre envol du Temps
Je sais chanter avec le vent...
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Alexander Blok ( 1880-1921 )
Toi aussi, — tu es l’inconnaissable ? Tu prends ma main. Mais qui peut t’atteindre dans tes montagnes ? La neige, ce matin a recouvert les crêtes des monts chauves. Ces vieux monts pelés, les voilà ombreux, sous les nuages, tout blancs. Avec au-dessus de leur éclatante blancheur, plus haut encore, le bleu du ciel, avec le souffle froid qui balaye la lande désertée. — Cet air vif est un bonheur ! dis-tu. Eh, toi l’étranger, tu marches en terre étrangère, un goût de cendre à la bouche.
— Pourtant, comme ce monde est pour toi si familier. Tu murmures des bribes de vers, tes lèvres chantent No-ra-douz… Tu chemines au hasard entre deux mondes. Les vivants, les morts te côtoient. Tu dialogues en silence avec eux. Ton pied bute sur une pierre. Ton esprit se réveille. Se conjuguent la couleur verte acerbe au brun foncé. Or, tu t’arrêtes et tu contemples cette partie de la croûte terrestre que le soleil vient réchauffer. — Oui, qui te connaît ? Étincelle du cosmos, jetée dans l’espace glacé, tu avances sur tes deux jambes.
Tu t’assieds au pied d’un khatchkar ocreux, au bord du lac venteux où filent les nuages. Les sautes de vent soulèvent tes longs cheveux blanchis. Tu deviens flamme. Un diable tout flamboyant va te dévorer. Ton œil scrute les arêtes du réel qui t’entoure. Tu vis entre veille et sommeil. Jamais tout à fait endormi, toujours trop éveillé. Tu écoutes le temps qui bruisse. Seul le vent cinglant, figeant ton sang, te répond.
— Inconnaissable, toi aussi !
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SERGE VENTURINI
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Mont Ararat