LETTRES A UN JEUNE POETE...Extraits
L'amour, c'est l'occasion unique de mûrir de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l'amour de l'être aimé.
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L'amour est difficile. Que deux êtres humains s'aiment, c'est sans doute la chose la plus difficile qui nous incombe, c'est une limite, c'est le critère et l'épreuve ultimes, la tâche en vue de laquelle toutes les autres ne sont que préparation. C'est pourquoi les jeunes, débutants en toutes choses, ne savent pas encore pratiquer l'amour : il faut qu'ils l'apprennent. De tout leur être, de toutes leurs forces concentrées dans leur cœur solitaire, inquiet, dont les battements résonnent, il faut qu'ils apprennent à aimer. Mais le temps de l'apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c'est ainsi qu'aimer est, pour longtemps et loin dans la vie, solitude, isolement accru et approfondi pour celui qui aime.
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Le plaisir physique est une expérience sensible qui n'est en rien différente de l'intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c'est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n'est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c'est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide.
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Votre doute peut devenir une qualité profitable si vous l'éduquez. Il faut qu'il devienne savant, qu'il se mue en critique. Dès qu'il s'apprête à vous gâcher quelque chose, demandez pourquoi cette chose est laide ; exigez de lui des preuves, soumettez-le à examen, et vous le trouverez sans doute perplexe et embarrassé, peut-être s'insurgera-t-il aussi. Mais ne cédez pas, exigez qu'il fournisse ses raisons, et ne manquez pas d'agir en toute circonstance en faisant ainsi preuve de vigilance et de rigueur ; le jour viendra où, de destructeur il sera devenu l'un de vos meilleurs artisans — peut-être le plus malin de tous ceux qui construisent votre vie.
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Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, effrayés de ne plus nous sentir vivre. Nous sommes seuls alors avec cet inconnu qui est entré en nous, pouvant vous être de quelque secours ou utilité. De grandes et multiples tristesses auraient donc croisé votre route et leur seul passage, dites-vous, vous a ébranlé. De grâce, demandez-vous si ces grandes tristesses n’ont pas traversé le profond de vous-même, si elles n’ont pas changé beaucoup de choses en vous, si quelque point de votre être ne s’y est pas proprement transformé. Seules sont mauvaises et dangereuses les tristesses qu’on transporte dans la foule pour qu’elle les couvre. Telles ces maladies négligemment soignées et sottement, qui ne disparaissent qu’un temps
pour reparaître ensuite plus redoutables que jamais.
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RAINER MARIA RILKE
Oeuvre Minwoo Sung