RENE CHAR A PAUL CELAN
L’Isle-sur-Sorgue 19 mars 62
Cher Paul Celan
Votre dernière lettre voici un mois a renforcé encore, s’il était possible, mon amitié pour vous. Mais à votre différence, je ne suis plus tourmenté par ces mêmes-gens qui vous accablent de leurs harcèlements, j’ai creusé depuis quelques années une voie dans laquelle ils s’engouffrent, voie qui donne sur un vide à leur mesure. Croyant m’abattre, ils se tuent... Et ce passage qu’ils appellent « cœur de chat », « Char hermétique », etc. (je ne tarderai pas à devenir un poète moyenâgeux, ou encore, épuisé) fait immanquablement mouvement à l’aide de ses sables, mais ne peut que longer ce qu’il a bien fallu que mon existence d’homme devienne : une vie feutrée. C’est le revers de la poésie, cette haine qui accompagne ceux qui la portent. Les nazis et les lâches, les circonstanciels et les insouciants, les très-sûrs d’eux et les politiques de crèche, voilà la pâte avec laquelle se pétrit le pain que l’on voudrait nous obliger à manger. Non. Si je n’éprouvais de terribles épreuves humaines trop souvent, et plus que je n’en puis supporter, mon problème d’énigme parmi les haineuses fausses énigmes, ne m’apparaîtrait plus comme essentiel.
Permettez-moi de vous souhaiter bientôt une bonne couche de neige là où se sont multipliés près de vous les pas infects.
Je vous serre la main.
Votre ami
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RENE CHAR
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René Char et Paul Celan