MON DESORIENT...Extrait
"A l'heure où j'écris ces lignes, je ressasse de moins en moins les hasards de la fureur de l'Histoire. Plus tranquille avec moi-même sans avoir toutefois perdu ma capacité de m'insurger, je comprends mieux les clameurs simplificatrices des autres." Ainsi débute ce témoignage de Danièle Maoudj, issue d'un métissage franco-algérien et qui vit en Corse où elle anime le festival de cinéma méditerranéen de Bastia.
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Sur les sentiers de ma révolte, mon ami de toujours, Charles Santoni qui porte le nom de ma mère, a su, avec le raffinement de sentiments qui caractérise ces hommes corses élevés dans le secret du granit, me faire découvrir la diversité des vérités en m'initiant à la tolérance. Pas cette tolérance où l'on regarde de haut le reste du monde avec indulgence. Pas cette tolérance qui fait que se croyant supérieur on supporte l'autre. Non rien de tout cela; il m'a appris la tolérance qui considère que tout être humain a sa part de lumière. Sans doute aussi, ai-je la chance d'avoir une soif inassouvie d'inventer les rencontres: et le destin m'a fait connaître des femmes et des hommes qui m'ont fait confiance. Depuis, j'ai la tentation continue d'entremêler les voyelles et les consonnes dans le tête-à-tête silencieux de mes nuits où chaque page écrite est une bataille gagnée contre la mort lente.
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Pourtant j'avais promulgué le décret de fréquenter le versant de la mort en m'interdisant l'entrée dans le cérémonial de la langue de Descartes. J'avais décidé de mon incapacité à assembler les mots, ces mots que mes parents n'avaient pas choisis. Comment pouvais-je écrire avec les mots de ceux qui n'acceptaient pas les miens? Or, j'étais une expulsée du langage. Il est vrai qu'à moi seule, je résume l'essentiel des minorités: Corse par ma mère, Kabyle et protestante par mon père et la fortune d'être femme. De quoi dynamiter la centrale de la République.
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Dans le Paris des Trente Glorieuses, l'institutrice de la communale ne comprenant pas ma silhouette malingre soutenue par un visage de déjà vieille, éclairé par un regard fulminant, me taxait d'enfant mixte. Seul mon regard était capable d'exprimer les pleins et les déliés que ma main droite refusait de représenter. Je perturbais l'espace rythmé par le temps abrégé de l'assimilation. Ma peau faisait de l'ombre dans la salle de classe où seules brillaient les lampes électriques. Et lorsque j'entendais ce qualificatif — enfant mixte — c'était comme le tocsin annonçant ma perdition. L'attitude de cette institutrice me confortait dans le sentiment injuste que je portais à mon père. Je le rendais responsable des rafales de haine que je recevais. Je ressentais son origine comme une "tare" et le rendais coupable de mon désorient.
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J'ai vécu cette origine, dans les larmes et la désespérance dans un Paris rancunier qui n'hésitait pas à me rappeler à l'ordre et à me remettre à ma place de "bicote". C'était sans doute les intérêts que je devais payer pour bénéficier de l'entrée dans le parler des Droits de l'Homme. La France conquérante croyait pouvoir continuer de "s'attacher" son Algérie insoumise. La France des propriétaires illégitimes a fait rougir le safran de cette terre qui demandait seulement l'éclosion des bourgeons de liberté, d'égalité et de fraternité. C'était le temps de la pacification, mais la France n'a pas soutenu ceux qui avaient su imaginer des passerelles. En Algérie, se répétait la barbarie.
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Dans la ville de la Commune, je vivais la solitude de ma guerre civile. Plus tard, je devais comprendre l'incertitude à m'exprimer dans la langue une et indivisible: je devais apprendre à me défaire des primes d'insultes qui devaient s'imprimer dans la nuit de ma chair. Je devais aussi comprendre que j'étais la révélatrice du mal-être des gens dont le regard ne va nulle part. Enfant issue de couple mixte selon les sociologues, comme si les autres couples faisaient des enfants avec leur propre image. Moi, je préfère dire enfant de l'amour nomade incarnant les contradictions d'un monde toujours effrayé par le mouvement. Un monde qui ne trouve à sa panne de rêve qu'un simple cadenas pour clore son imagination. Fille de l'amour nomade, sans doute plus ouverte au cosmopolitisme, revendiquant une identité corse avec des musiques intérieures kabyles algériennes, une citoyenneté française et une conscience méditerranéenne, je me sens. Mais peut-être étais-je trop nombreuse à moi toute seule pour vivre dans une certaine France qui demande à toutes ses composantes de renoncer à la cohorte du "je" qu'habitent des individus de ma sorte?
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Ces blessures de l'absurde ont pourtant réussi à balafrer mon âme et m'ont enfermée dans l'amer du passé. A mon tour de reproduire le modèle des démoniaques, de ceux qui m'avaient appris la lisière de la société et voulaient m'assigner dans les bataillons de l'excommunication. A mon tour donc de refuser. De refuser la France. J'étais en mal de pays. C'est ainsi que je me réfugiai dans le pays de ma mère: celui de ma Corse mythique. Mais cela ne m'empêchait pas de fréquenter les allées du désespoir où je faisais la rencontre de la rage. Rage qui a bien failli m'anéantir si je n'avais pas su tuer mon ressentiment vis-à-vis de ces chefs d'orchestre qui ont la malchance d'avoir pour seule partition l'intérêt.
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J'ai eu le privilège de savoir mourir pour retrouver la trace inoubliable de mes Histoires. J'ai connu l'initiation d'une renaissance de tous les chants d'amour que m'autorise le désir. J'ai la chance d'avoir des amis qui savent m'écouter, j'ai eu la chance de les entendre, j'ai eu la chance d'avoir des amours qui me donnent les forces créatrices m'apprenant la dépossession de mon moi pour me ramener à l'Autre.
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C'est ainsi que je fais des pages d'écriture pour me réconcilier avec celles que l'institutrice m'imposait parce que ma conduite déparait dans l'univers de la communale qu'elle imaginait lisse. Cette pauvre institutrice ne soupçonnait pas les ravages qu'elle renforçait chez la petite fille que j'étais: on ne lui avait pas appris son histoire. J'avais le tort d'hériter de deux histoires bâillonnées. Elle l'ignorait; mais a-t-on idée d'additionner autant de handicaps! J'étais confinée dans une solitude de turbulences. C'est vrai que j'étais bien maladroite en serrant entre mes doigts frêles ce porte-plume qui ne savait pas occuper la ligne droite. Un porte-plume trop lourd à porter pour une main aux lignes entremêlées d'un amour interdit. Et puis cette plume que l'on nommait sergent major devait me faire songer à ce grade de l'armée française que mon oncle paternel arborait sans fanfare. Ce grade mi-figue mi-raisin devait sans doute me terroriser et je devais sentir aux crissements de cette plume l'ordre insidieux de me situer dans le cadre de la page blanche. Mais je me souviens: je savais donner de la couleur à la pâleur de ces feuilles à carreaux. J'étais la reine des pâtés. Je les tachais brillamment de cette encre violette ces pages blanches avec ma menotte brune. Ma façon à moi d'imprimer mes traces.
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Ainsi me semblait-il me lier aux magnifiques dessins qui prenaient des formes vagabondes. Ils s'inscrivaient dans cet espace que je libérais et prenaient l'allure de fantômes que je pouvais raviver en y frottant le doute de ma main. A présent, j'ai choisi le mélange d'une encre bleu-nuit. Ce bleu-nuit, brassage de paix et d'inquiétude, me rappelle cette mer inattendue qu'est la Méditerranée de laquelle aujourd'hui je borde mes nuits où le frémissement de mes craintes, crée de nouvelles berceuses.
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En effet, depuis plus d'une vingtaine d'années, je vis dans la forteresse des sentiments de ma mère. J'ai fui un Paris, croyant réparer une histoire meurtrie. J'ai fui un Paris qui ne supportait pas le transport d'alluvions conjuguées. J'ai fui de Paris où la Seine ne pouvait plus fredonner le "temps des cerises"; fleuve maudit d'avoir charrié les noyés, ceux que l'on n'a jamais voulu nommer, mon père et les siens: les Algériens.
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En rentrant en Corse, j'ai cru surplomber en plus de la mémoire, la mémoire du futur, qui seule permet de retrouver les nuits claires de la lune. En retrouvant l'eau bleue qui ourle les récifs colorés de mauve, j'ai cru retrouver l'intelligence intuitive d'une mère qui a osé par amour, abolir les démarcations. Une mère qui a eu l'audace du plaisir.
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J'ai cru que ma Corse était à l'image de cette montagne où la lumière cruelle fixe et aveugle les êtres défaillants. J'ai cru que ma Corse rejoignait cette nature indomptable pour s'engloutir dans le vide des brumes et rejoindre l'incertitude des confins. Mais c'était oublier qu'il n'existe pas de peuple élu. Et chaque jour qui coulait, me faisait réaliser ma Corse. Une Corse qui, elle non plus, ne supportait pas l'étrange. Mon nom est absent des monuments aux morts! Pour être admise dans la communauté de destin, il aurait fallu que j'abandonne le nom de mon père, qui, en 1943, avec les troupes d'Afrique du Nord, a permis à l'île d'être le premier département libéré de la pureté mortifère? Ou bien estropier le nom de celui qui m'a redonné un lieu, le pays de sa femme: ma mère. L'estropier en supprimant la troisième voyelle afin de le corsiser comme cela m'a été dit lorsque je l'ai vu imprimé dans une revue de littérature corse ? Pourtant, j'arrivais dans une Corse qui refusait d'être tenue à l'écart des grands mouvements de la modernité.
J'arrivais dans une Corse redevenue actrice.
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DANIELE MAOUDJ
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