LE SIECLE DE LA PEUR...Extrait
Naturellement, ce n'est pas la première fois que des hommes se trouvent devant un avenir matériellement bouché. Mais ils en triomphaient ordinairement par la parole et par le cri. Ils en appelaient à d'autres valeurs, qui faisaient leur espérance. Aujourd'hui personne ne parle plus (sauf ceux qui se répètent), parce que le monde nous paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n'entendront pas les cris d'avertissements, ni les conseils, ni les supplications.
Entre la peur très générale d'une guerre, que tout le monde prépare et la peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc bien vrai que nous vivons dans la terreur. Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n'est plus possible, parce que l'homme a été livré tout entier à l'histoire et qu'il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu'il retrouve devant la beauté du monde et des visages parce que nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l'amitié des hommes, ce silence est la fin du monde.
Pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et agir suivant la réflexion. Mais la terreur, justement, n'est pas un climat favorable à la réflexion. Je suis d'avis, cependant, au lieu de blâmer cette peur, de la considérer comme l'un des premiers éléments de la situation, et d'essayer d'y remédier. Il n'est rien de plus important. Car cela concerne le sort d'un grand nombre d'Européens qui, rassasiés de violences et de mensonges, déçus dans leurs plus grands espoirs, répugnant à l'idée de tuer leurs semblables, fût-ce pour les convaincre, répugnent également à l'idée d'être convaincus de la même manière...