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EMMILA GITANA
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6 mai 2024

L'ÎLE DES OGRES...Extrait

L'histoire de la transmission du Brocciu...

 

 

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Nous sommes au temps d’avant l’Histoire, il y a des milliers d’années. Les bergers de l’Agriate vivent en famille près du rivage, avec leurs troupeaux de chèvres et de brebis. Mais, à cette époque lointaine, l’angoisse règne... Un ogre, Bragalionu, et sa mère, l’ogresse Bruntulona, terrorisent la contrée. 
Les deux colosses, qui habitent une maison de pierre, là-haut dans la montagne, obligent les pâtres à leur fournir du lait en abondance. Et que font, en secret, les ogres avec le précieux liquide blanc ?... Un laitage merveilleux qu’ils nomment brocciu, dont ils raffolent par-dessus tout et qu’ils sont seuls à savoir fabriquer, les deux gourmands...

 

 


Bragalionu est vraiment impressionnant et son prénom – qui signifie « négligé » – lui va à la perfection ! Comme elle l’a fait pour elle-même, sa mère a confectionné les grossiers vêtements de son fils avec des peaux de chèvres et de brebis qu’elle a assemblées grâce à des lanières de cuir. Impétueux, impatient, impertinent, Bragalionu n’est pas élégant et, surtout, il aime faire peur.
Avec sa tenue bigarrée, qui a du mal à dissimuler ses gros muscles, le géant se cache dans le haut maquis près des sentiers et des sources. Lorsque quelqu’un s’approche, il se redresse brusquement en sautant sur place, agite en l’air son énorme massue et, toutes dents dehors, se met à pousser d’horribles grognements.
Comme toujours, hommes ou femmes, vieux et enfants s’enfuient alors en hurlant. Là, content de lui, Bragalionu se met à rire avec une telle puissance que les arbres et les rochers en tremblent un long moment.
Sa mère, Bruntulona – la grogneuse – n’aime pas trop ce genre de farce.
L’ogresse préfère s’attaquer aux bêtes pour obliger les bergers à lui donner leur récolte de lait. Ainsi, tous les trois jours, elle capture une chèvre ou une brebis qu’elle garde en vie pour l’échanger contre plusieurs jarres du précieux liquide frais.

 

 


Puis, en un lieu précis, connu de tous, elle tape de ses pieds velus sur un grand chêne et les bergers arrivent avec leur offrande. Une fois l’échange fait, Bruntulona pousse un hurlement de plaisir et disparaît dans les fourrés environnants avec sa provision de liquide écumant.
Comme sa mère, l’ogre Bragalionu est d’une laideur repoussante et, comme elle, il ne fait rien pour s’arranger. Au contraire, il ne se lave jamais et cherche tous les moyens pour se souiller. Il prend un bain de boue là où vont se vautrer cerfs et sangliers.
Il en ressort bien crotté mais cela ne lui suffit pas encore ! Il se couvre aussi de mousse et adore se rouler dans les champignons moisis. Tout cela finit par composer un bouquet d’odeurs nauséabondes, très difficiles à supporter pour les pauvres humains qui croisent son chemin mais très agréables pour un ogre de son espèce.
Avec son énorme nez, décoré d’une pustule jaunâtre, ses gros yeux et ses dents pointues, le visage de Bragalionu inspire la plus grande crainte. Cette force de la nature qui peut ôter la vie est d’autant plus terrifiante que son aspect est négligé et répugnant.

 

 



Les bergers doivent offrir aux ogres toujours plus de lait sinon les colosses se mettent en colère et peuvent même devenir dangereux. Bragalionu et Bruntulona s’approchent alors des maisonnettes, crient, frappent, ravagent les murets, cassent les enclos, s’en prennent aux animaux.
Sous leurs menaces de plus en plus pressantes, les pâtres, désespérés et soucieux pour leurs familles, sont contraints de céder le fruit de leur labeur aux deux monstres égoïstes et méchants et ne peuvent plus nourrir correctement leurs enfants. Fatalement, plus le temps passe et plus ils sont en colère contre les ogres les affamant.
Un jour, comme d’habitude, Bruntulona appelle, frappant de ses pieds velus sur le chêne. À ces coups qui résonnent des crêtes au rivage, les pâtres se mettent en route avec leur lait.
Mais ce jour-là, quelle surprise !... Sur le chemin de la montagne, parvenus à un petit col, ils aperçoivent au loin une forte clarté multicolore qui brille au-dessus de la maison des colosses. Effrayés par cette vision insolite, tous les bergers laissent tomber leurs seaux de lait et regagnent la côte en fuyant.
De retour chez lui, l’un des bergers, Battaglinu, a réfléchi longuement sur le mystère de cette si étrange lumière. Et il a maintenant très envie d’en connaître l’explication. La nuit venue, avec son pilonu sur les épaules, il reprend le chemin qui mène à la maison des ogres.
La lune argentée brille de ses purs rayons. Arrivé au petit col, le pâtre retrouve les seaux abandonnés. Plus que jamais, Battaglinu est décidé et veut savoir ce qui se passe ! Tout doucement, il s’approche sur le chemin et ce qu’il voit bientôt est vraiment extraordinaire.

 

 

 


Scintillant de couleurs, un magnifique arc-en-ciel flotte au- dessus des cinq rochers énormes qui composent le vaste dolmen, l’austère demeure des colosses. Mais dommage, le berger ne peut avancer davantage.
L’ogre, qui a les oreilles fines, pourrait l’entendre arriver. Alors Battaglinu redescend très vite vers le rivage pour raconter aux autres pâtres ce qu’il a découvert : « J’ai vu un miracle !... Au col, les seaux que nous avons abandonnés étaient toujours à la même place, tout comme la lumière, au-dessus de la maison des ogres... Alors, je me suis approché... Vous n’allez pas me croire mais ce qui luit là-bas, c’est... un arc-en-ciel... »
Après avoir écouté Battaglinu, les bergers sont tous d’accord pour reprendre le chemin de la montagne, récupérer leurs seaux et pousser jusqu’à la maison des ogres afin d’observer l’étrange phénomène lumineux.
Le lendemain matin, très tôt, ils se mettent tous en marche puis, parvenus au col, ils prennent le temps de laver leurs seaux à une source voisine. Très fâchés à cause du lait qu’ils ont perdu, les bergers en veulent beaucoup à Bragalionu et Bruntulona. Soudain parvient à leurs oreilles une sorte de musique qui semble produite par les arbres des alentours et qui les effraie car ils l’entendent pour la première fois.
Battaglinu est lui aussi intimidé, mais au lieu de se boucher les oreilles comme ses compagnons, il fait l’effort d’écouter en se concentrant. Un instant plus tard, il peut donner son avis...
« Il me semble que c’est une reproduction de la musique de la nature... leur dit-il... Écoutez bien... On entend le murmure de l’eau limpide qui court dans la forêt et, en même temps, le roulement des profondeurs de la terre mélangé avec le son léger du roseau étreint par le zéphyr... Ces sons sont emplis de magie... Allons les amis, partons tous, il est temps de percer ce mystère... »
Partageant l’avis de Battaglinu, les courageux bergers laissent alors leurs seaux et se mettent en route en direction du dolmen des ogres.

 

 

 


Arrivés à quelques pas de l’imposante maison des titans, les pâtres se cachent dans le haut maquis afin de pouvoir observer sans être vus. Et ils demeurent incrédules devant ce qu’ils découvrent. Bragalionu et Bruntulona, visiblement ravis, dansent et rient.
Ce sont les deux ogres qui, en se trémoussant, produisent la mystérieuse musique. Ils secouent de vieilles courges pleines de graines, tapent sur des cercles de peaux tendues, soufflent dans des roseaux, des trompes d’écorce roulée et des cornes de chèvre.
Les bergers vont de surprise en surprise. Mais brusquement Bragalionu renifle dans leur direction puis se précipite vers les buissons derrière lesquels ils se cachent. Le temps est suspendu. Le colosse va- t-il déchaîner sa violente colère ? Les hommes sont- ils condamnés ? « Allez, venez les amis, n’ayez pas peur ! » gronde alors l’ogre qui se met aussitôt à rire...
Au son de sa grosse voix, les bergers, paralysés par la frayeur, s’imaginent maintenant perdus, victimes d’un piège mortel... « Venez tous contempler la lumière magique de l’arc-en-ciel... C’est une lumière de paix et d’amour... Soyez sans crainte... Nous ne vous ferons pas de mal... Approchez-vous... », reprend le géant qui rigole de plus belle.

 

 

 


Les bergers, médusés, se regardent. Pourquoi les deux colosses tyranniques seraient-ils brusquement devenus pacifiques, se disent-ils sans y croire vraiment. Alors Battaglinu se redresse devant le géant.
Malgré le danger, le pâtre courageux est fermement décidé à connaître l’explication du mystère. « Pourquoi êtes-vous si joyeux tous les deux ? » demande-t-il d’une voix un peu tremblante à Bragalionu. Un grand silence se fait. Puis les autres bergers se lèvent eux aussi et l’ogre se met à raconter...
« Eh bien voilà, chers bergers... dit-il avec sa grosse voix à l’assemblée... dès aujourd’hui, tout va changer !... J’ai le grand plaisir de vous annoncer que nous n’avons plus besoin de votre lait... Vous avez vu briller de loin l’arc-en-ciel qui surplombe notre logis et vous vous êtes demandé quelle était la signification de cette grande magie ?
Eh bien, tout a commencé par une visite hors du commun... Un jour que nous revenions de chez vous, ravis de vous avoir encore pris une belle quantité de lait, nous avons entendu quelqu’un marcher près de notre dolmen... C’était une jeune fille belle comme le jour et vêtue d’une longue cape blanche... Nous qui connaissons les êtres merveilleux, nous avons vite compris que cette apparition était très particulière... La jeune fille n’avait pas peur et nous laissa l’approcher.

 

 


Puis elle ouvrit ses yeux verts étincelants et nous dit d’une voix très douce : “Je suis Biancafiore, la Reine des fées... Il est vrai que, grâce à votre secret, vous savez confectionner un brocciu délicieux... Mais n’avez- vous pas honte de voler leur lait aux bergers et de vous régaler quand de nombreux enfants ont faim à cause de votre gloutonnerie ?... Pourtant, je sais bien, moi, que vous n’êtes pas si méchants et que vous ne voulez pas faire de mal sauf si on vous met en colère... À compter de ce jour, je ne veux plus que les familles de ce pays subissent votre loi injuste...

 

 


J’ai donc pris une grande décision... Voilà... Regardez bien l’arc-en-ciel qui brille juste au- dessus de votre maison”... »
Bragalionu s’arrête un instant et reprend son souffle.
Puis, l’ogre continue son récit...
« La Reine des fées a alors tiré d’une poche de sa cape immaculée une petite baguette en bois d’olivier qu’elle a pointée vers le ruban multicolore. Puis elle a prononcé un mot magique et un tourbillon s’est soudain formé au cœur de l’arc- en-ciel qui s’est mis à tourner de plus en plus vite... Un son étrange s’est fait entendre puis le tourbillon s’est figé et, dans un nuage de vapeur multicolore, un grand coquillage blanc est apparu... La fée, grâce à sa baguette, a fait alors descendre le coquillage jusqu’au sol puis elle nous a dit : “Je vous ai envoyé l’arc-en-ciel, le Messager de la Paix et, à présent, je vous donne ce triton marin enchanté, une corne d’abondance qui vous fournira tout le lait dont vous avez besoin. Ainsi, vous n’aurez plus à faire peur et vous ne serez plus des voleurs... Désormais, le secret du brocciu doit être utile aux hommes... Donnez-leur de bon cœur et l’arc-en-ciel vous emmènera faire un grand voyage, bien loin au-delà de la mer, dans un royaume merveilleux où vous vivrez à jamais repus et heureux” »...
Tandis que l’ogre raconte, Battaglinu et les bergers observent Bragalionu avec attention. Jamais les pâtres n’avaient imaginé vivre pareille situation. Ils étaient décidés à se débarrasser des ogres gourmands et voilà que les deux terribles colosses, grâce à la magie de la Reine des fées, sont devenus presque affectueux. Battaglinu et ses amis, qui connaissent les pouvoirs de Biancafiore, ne sont pas étonnés. Tout s’explique.
La Reine a pris la défense des hommes et a décidé de les aider. Les bergers, heureux du cadeau de la fée, peuvent se remettre à respirer normalement, leurs familles sont sauvées. Mais Bragalionu n’a pas fini son récit...

 

 


« Désormais, le triton enchanté nous offre tous les jours l’abondance. Nous avons accepté la proposition de la Reine des fées et nous partons bientôt... Écoutez bien à présent, voici notre cadeau : le secret de la préparation du brocciu... »
Alors, tandis que Bruntulona va prendre quelques affaires dans sa demeure de pierre, Bragalionu explique à Battaglinu et aux bergers comment fabriquer le délicieux laitage. Puis les deux ogres, prêts à partir, sautent sur le toit du grand dolmen.
Bragalionu élève le triton à bout de bras. Au même instant, un son étrange résonne. Un nuage de vapeur multicolore s’échappe alors de l’arc-en-ciel et enveloppe les géants. Une seconde plus tard, la brume disparaît et les pâtres découvrent à leur place une petite conque marine dont la pointe est coupée. Battaglinu la saisit et l’observe un bon moment. Son bout taillé doit servir à quelque chose.
Le berger a l’idée de souffler dans cette ouverture. Un son puissant s’échappe du coquillage qui se répand bientôt dans la forêt, vers les crêtes et jusqu’au rivage. Les pâtres sont ravis. Débarrassés des ogres, ils ont obtenu le secret du brocciu et viennent de découvrir un objet très utile pour communiquer.
Ils remercient la Reine des fées par un beau chant plein de gaîté et, en souvenir de cette journée, décident de donner au coquillage marin le nom de cornu marinu.

 

 


Mené par Battaglinu, l’heureux cortège redescend ensuite de la montagne et une grande fête est organisée pour fêter ces joyeux événements.
Depuis ce jour et aujourd’hui encore, le délicieux brocciu de Bragalionu et Bruntulona représente bien plus qu’un suprême délice lacté, typiquement insulaire, au goût subtil et raffiné. Ce laitage est un symbole ancestral qui relie intimement au cœur de leur chère terre-mère nourricière tous les enfants, petits et grands, de l’île des fées.

 

 

 

 

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JEAN-JACQUES ANDREANI

 

 

 

 

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Photographie Yannick Bovay

"  Corsica Meia "

https://www.facebook.com/corsica.meia

L'ÎLE DES OGRES...Extrait
Commentaires
C
Excellent ! L'Île de Corse vit. Un hors du temps que contes et légendes animent de leuts tombants pétrés. Le minéral évoque en se couchant.
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EMMILA GITANA
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