ANNA MARIA CARULINA CELLI....Extrait
Où s'exile le bleu des lavandes
Où s'évaporent les parfums ostensibles
Où va, des blés, l'onduleuse guirlande
Qu'enlève au bout du champ un soupir invisible?
Je crois, dans le silence
Le presque silence d'une veine
S'allant jeter au coeur de l'enfance
Un souvenir endormi sous un drap
Dans l'armoire aux miroirs mouchetés
La retenue entre deux battements
Une caresse distillée de temps
En temps
Bleu dragée que suce la langue
Jusqu'à l'amande
Douce
Bleu marine en suspens
Courant sans le toucher l'aplomb des falaises
La vague colossale d'Hokusaï
S'enroulant à des crêtes ensemencées de frelons blancs
Bleu électrique
La décharge d'une colère brisant les doigts
Les lèvres après le froid
Viol mordu entre les dents
Bleu noir zébré de rage
Au plus fort de l'été, clartés aveuglantes
Dans les cimetières, fument les stèles
Embroussaillées de fleurs artificielles
Bleu cendres
Où vague la mélancolie
Quand se ferment les yeux ?
Je crois, aux confluents austères
De la beauté et de la joie
Celui que la grâce fait pleurer
Sait l'éblouir d'une étincelle
L'étoile accouche de la nuit sur la croix
Tremblement mêlé émeraude et bois
Au plus fort de l'été
J'ai vécu, hantée
Par la divinité du feu
Diastole d'ombre
Systole de lumière
Au centre de la flamme
Se fondent en un, les deux
Se fondent puis se fendent
Ainsi que l'encens
Brûlent nos âmes
Se déroulant de ses grêles lances
Où s'évapore le bleu de la lavande ?
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ANNA MARIA CARULINA CELLI
Poèmes 2020
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Nom de l'artiste ( illisible ) sur l'oeuvre
ANNA MARIA CARULINA CELLI...POEMES...Extrait
Nous nous fions à la peau, l’habit, le papier cadeau
Notre regard en vêt les êtres et les choses
Par le chas de nos lunettes, nous filons, cousons des bouts de chiffons
Nous fabriquons des images et disons : cela est
Selon l’histoire, les lieux, les liens, nous semons des pièges sur nos chemins
Ils se referment sur nos chevilles qu’ils mordent jusqu’au sang
Il faut tant de temps pour en écarter les mâchoires, tant de cris et de souffrances
Par endroits, le voile se déchire
Nous déchire
Nous foudroie de ses éclairs
Contre le soleil, nous demandons protection aux nuages
Il fait gris, il fait sombre
Un chien bat de la queue derrière la porte
Un chat ronronne sur nos genoux
Il pleut dehors mais qu’importe !
L’astre radieux lacère nos yeux
Nous préférons à la lumière les doucereuses pénombres
Où, à demi assoupis, nous caressons nos cicatrices
Nous ne sommes pas doués pour la lumière
Nous ne sommes qu’à moitié aveugles
Un œil trompe l’autre
Alors, une main posée sur la paupière égarée
Des êtres et des choses, ouvrons l’aile qui sait où battre, où se poser
Et si autant que les soleils, les beautés intérieures ne nous sont pas d’abord accessibles
Observons, des corps, les ombres portées
Observons longtemps
L’ombre d’une pomme
L’ombre d’un oiseau
L’ombre d’un homme ne répète jamais ce que son corps fait
Elle est comme l’encre écoulée de l’intime
Pour qui a appris à lire, elle écrit quelques paroles de vérité
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ANNA MARIA CARULINA CELLI
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Oeuvre Gérald Bloncourt
LA POÉSIE, NOTRE REFUGE
La poésie offre un refuge lorsque nous voulons entendre ou dire, au plus juste, ce que nous voyons dans notre traversée du temps et de ses tragédies.
Gilbert Lely disait de l’œuvre de Lautréamont qu’ « elle est la seule qui pourrait être feuilletée sans ridicule une heure avant la fin du monde… »
Une heure avant la fin du monde : c’est le sentiment que beaucoup d’entre nous ont éprouvé pendant le temps de confinement. Et avec cette impression, un immense besoin de poésie. J’entends par là, la soif d’une vérité de parole dont nous pensions, hier encore, que nous pouvions la liquider sans état d’âme. Nous avions la certitude qu’en troquant la profondeur pour la frivolité, la joie pour le plaisir, l’être pour l’avoir, nous serions débarrassés à jamais des questions qui fâchent et des inquiétudes de l’âme. Mais, réduits au silence et à l’immobilité, privés de tout ce qui nous tenait lieu de distraction et de tranquillisant, et dès lors contraints à nous chercher – qui étions-nous, que voulions-nous –, nous avons su que rien de ce qui nous était imposé comme les clés du bonheur n’aurait jamais le pouvoir de nous consoler.
Mais la poésie, oui, elle a ce pouvoir. Yves Bonnefoy l’avait évoqué lors d’une de mes visites rue Lepic, il y a quelques années. Lui qui se défendait de croire en Dieu et parlait volontiers des peintures gothiques, de Byzance et de Fra Angelico, m’avait répété ce qu’il avait écrit dans un chatoiement de formes différentes, mais toujours avec la même lumière : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir.» J’avais été éblouie par la formule et ce qu’elle ressaisissait d’évidence : la poésie nous offre un refuge lorsque nous voulons entendre ou dire, au plus juste, ce que nous voyons dans notre traversée du temps et de ses tragédies. De là que la Poésie est le contraire de la parole marketing, le contraire des fausses informations, le contraire de la propagande politicienne. Les politiques le savent qui ont mis à mal nombre de poètes, ainsi, pour le seul XXe siècle, Ossip Mandelstam en URSS, Robert Desnos en France, et tant d’autres, de Paul Celan à Anna Akhmatova. Comme le temps, elle est complice de la vérité, de là la tentation de la nier, d’interdire ses perspectives.
De là encore qu’elle s’oppose à « l’horreur économique », comme l’a exprimé Rimbaud, et nous ramène à la vérité de la parole. Elle rend aux mots l’âme de ce qu’ils nomment une âme toujours intacte, souligne encore Yves Bonnefoy (1). C’est la raison pour laquelle, nous en ressentons le besoin, en ces temps plus que jamais. En cela, la Poésie partage avec la religion et le sacré, sans se confondre avec eux, le pouvoir de nous replacer à la fois dans ce qu’il y a de plus concret et de plus ineffable : elle nous unit, par le verbe, aux émotions du monde.
Aujourd’hui, où je parle d’elle, je voudrais rendre deux hommages. Le premier, à mon cher ami Salah Stétié, qui m’avait dit qu’à ses yeux toute femme était Marie. Il a disparu le 19 mai dernier et repose désormais au côté de Blaise Cendrars, qu’il admirait. Salah Stétié a fêté le poète comme un voyageur « témoin de l’essentiel » (2). Libanais, il a reverdi, en français, le dialogue immémorial entre poésie et mystique, Orient et Occident, éclairant tour à tour chacun des deux à la lumière de l’autre. L’Orient à celle du Romantisme allemand, l’Occident aux lueurs de Byzance. Musulman, sunnite, il était proche des chrétiens et souffrait dans sa chair qu’on tue au nom de sa religion ; il donnait à son refus une raison précise, une raison de poésie : l’amour de la vie.
Mon deuxième hommage est pour Jean Lavoué, poète et essayiste, et le très beau livre (3) qu’il a consacré au poète breton René Guy Cadou, (1920-1951) qui avait consolé sa femme et ses amis de sa mort à 31 ans par ces mots : « Le temps qui m’est donné, que l’amour le prolonge. » Voilà, ressuscitée sous la plume de Jean Lavoué, l’œuvre prolongée de ce jeune homme, qui a accompli le vœu de Bonnefoy : « Réunir, identifier presque la poésie et l’espoir. » Ce qui émeut dans ce livre, c’est aussi ce passage de témoin d’un poète à l’autre, de celui qui, doté « d’une puissance d’éveil sans pareil » devient pour le second, Jean Lavoué, « un témoin privilégié de ce qu’être habité par le mystère de l’Autre signifie et signifiera de plus en plus en ces temps de croyances vacillantes ». « Mon Dieu, éveille-Toi, je suis Ton serviteur », priait René Guy Cadou. Il convient de déchiffrer ce poème à la façon que préconisait Armel Guerne :
« On ne lit pas un poète pour se prendre aux paroles, se captiver aux mots, mais pour aller où ils disent : l’œuvre n’est pas en eux, mais dans l’itinéraire vivant dont ils sont la légende. »
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CHRISTIANE RANCE
(1) L’Improbable, Folio, Gallimard.
(2) En un lieu de brûlure, Bouquins, Robert Laffont.
(3) René Guy Cadou, La fraternité au cœur, blog « L’enfance des arbres » www.enfancedesarbres.com https://www.editionslenfancedesarbres.com/
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Photographie Céline Rose-Marie Vincent
MAHMOUD DARWICH A PROPOS DE LORCA.... Extrait
C'est ainsi le poète
un tremblement de terre et une tempête
Et des ouragans quand il mugit
La rue, en sourdine, parle à la rue :
ses pas sont passés par ici
Ô pierres !
Explosez en éclats
C'est ainsi le poète une musique et une psalmodie de prière
Et une brise quand il murmure
....
La plus noble des épées ... est une lettre entre tes lèvres
Sur les chansons des gitans
....
Le guitariste erre la nuit dans les rues
Il chante en cachette
Et en récitant tes poèmes, ô Lorca,
il recueille les aumônes
des yeux des misérables
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MAHMOUD DARWICH
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Oeuvre Fabrizio Cassetta
HENRY BESTON... Extrait
"Nous les traitons avec condescendance pour leur incomplétude, pour leur tragique destin d'avoir pris forme tellement loin en dessous de nous. Et en ceci nous nous trompons, et nous nous trompons grandement. Car l'homme n'est pas la mesure de l'animal. Dans un monde plus vieux et plus complet que le nôtre, ils évoluent finis et complets, dotés d'extensions des sens que nous avons perdues ou jamais atteintes, vivant par des voix que nous n'entendrons jamais. Ils ne sont pas nos frères ; ils ne sont pas nos subordonnés ; ils sont d'autres nations, prises avec nous dans le filet de la vie et du temps, compagnons de la splendeur et de la fatigue de la terre".
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HENRY BESTON
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RENDONS À ALAIN DELON CE QUI APPARTIENT À ALAIN DELON
Ce comédien de génie, a sans doute livré sa plus grande performance dans un rôle des plus exigeants :
celui du père absent et destructeur.
Ah, quel talent pour incarner ce personnage si complexe, qui, loin de se contenter d'une simple disparition, s'est appliqué avec une précision chirurgicale à démolir son propre fils, Ari. On ne peut qu'admirer la finesse de son jeu, révélant une jouissance presque artistique à l'idée de piétiner la chair de sa chair, comme un peintre obsédé par l'acte de détruire son propre chef-d'œuvre.
Mais ce n'est pas tout, car notre cher Alain, jamais à court d'inspiration, s'est aussi glissé dans la peau d'un père à l'équité redoutable, maniant le favoritisme avec une dextérité digne des plus grands illusionnistes. Le public a été captivé par ce spectacle où il dressait les membres de sa propre fratrie les uns contre les autres, faisant de sa fille sa muse, tandis que les autres, eux, n'étaient que de simples figurants dans cette tragédie familiale.
Et que dire de sa carrière parallèle de conjoint ?
Là encore, il a su se surpasser, plongeant ses compagnes dans les affres de la dépression avec une constance qui force le respect.
Alors oui, Alain Delon était un grand acteur, d’une beauté à couper le souffle. Et on ne peut que saluer son engagement total dans ce rôle de pervers narcissique, un costume qu'il n'a jamais quitté, même en dehors des plateaux.
Quant à l'épilogue de cette grande saga, l'héritage, il promet d'être un véritable chef-d'œuvre, à la hauteur de cette vie digne des plus grandes tragédies.
Après tout, Alain Delon ne fait jamais les choses à moitié.
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SAND ADETA
https://www.facebook.com/sandra.daddetta
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Ari Boulogne
de son nom de naissance
Christian Aaron Pfaffgen
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Ari Boulogne
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Ari Boulogne
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Le fils errant.
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Il est le fils de la lumière et de l'ombre. La lumière, sa mère, s'est éteinte à Ibiza il y a treize ans, tombée de bicyclette. L'ombre est restée dans l'ombre. Depuis, Ari est dans le noir. Il voudrait partir au soleil. Il a 38 ans, pas d'argent, et la gueule de l'ombre. La même belle gueule, mais plus pauvre et plus marquée. Il a posé un cendrier au coin du lit. Tout se superpose dans ce petit appartement lézardé derrière la gare du Nord, qui abrite quelques-uns de ses paquetages, mais qui n'est pas le sien. Il vient d'écrire un livre, dont il espère qu'il assurera la pension complète à l'auberge de la fuite. Ça commence par l'unique nuit d'amour de l'ombre et de la lumière.
C'est ainsi qu'il voit ses parents. Ce n'est pas toujours ainsi qu'ils vivaient. Lumineuse Nico, superbe top-model devenue chanteuse, fille en blanc parmi les gars en noir du Velvet Underground, égérie d'Andy Warhol... Elle n'élèvera pas son fils, sera l'éclipse de son enfance, mère soumise aux noirs commandements de la drogue. Obscur Alain Delon, étoile du cinéma, père maintes fois raconté et qui, toujours, a nié. Tout le monde l'a désigné ce père, jusqu'à sa propre mère, remariée Boulogne, qui fit d'Ari son petit-fils, le coucha dans le lit de ce fils qu'elle ne voyait plus qu'à la télé, et le fit même adopter par son mari.
Au chauffeur de taxi, comme au client du troquet qui régulièrement ne peut s'empêcher d'affirmer sans même l'interroger, «Vous, vous êtes le fils d'Alain Delon», Ari Boulogne répond toujours: «oui.» Il ne formule dans son livre (1) ni reproches ni ultimatum, il les laisse à d'autres, et dit simplement «mon père». Il reconnaît avoir adouci quelques passages, à la demande de l'éditeur qui sait que les avocats de l'acteur sont prêts à mordre: «Le livre ne lui est pas adressé. Moi, je ne revendique rien, je ne demande rien. Mais qu'il ne m'accuse pas d'être un imposteur. Car dans ce cas-là qu'il prouve que je ne suis pas son fils, qu'il fasse un test sanguin.»
Il est l'enfant de l'underground. Il en reste des photos et des souvenirs capturés au gré des passages de sa mère. Le petit blondinet qui sautait sur les genoux d'Andy Warhol ou de Lou Reed. Le gamin qui adoucissait le regard de la police, lorsqu'elle faisait ses descentes à la recherche de la drogue. Celui encore qui s'est promené au jardin du Luxembourg en jouant avec les boucles de Bob Dylan qui l'avait pris sur ses épaules. Celui aussi qui traverse les films de Philippe Garrel. «J'ai choisi le camp de ma mère», dit-il. Ce n'est qu'à l'adolescence qu'il la retrouve vraiment, durablement. «Ambiance mortifère.» Vie faussement bohème, arrimée à la drogue. Ari plonge. Nico chante, Nico voyage, Nico sombre et puis Ari suit, enfile sa veste pour trouver rapidement de quoi la soulager. Ari dort tantôt chez les uns tantôt chez les autres, tantôt piaule glauque tantôt grand hôtel, laisse faire les aiguilles du tatouage au coin de ses yeux bleus, s'initie à la photo avec de grands noms. Tout l'argent part en poudre. La mort de sa mère en 1988 l'emmène jusqu'au fond. Nuits de SDF new-yorkais, crack, hôpitaux service psychiatrie, électrochocs, neuroleptiques. «J'ai fait ma dernière cure de désintoxication en 1993, c'était la bonne», dit-il. Ses nerfs semblent toujours à vif. Animal blessé, qui dilue son anxiété dans l'agressivité. A côté du lit, sous la soie noire, un coffre renferme l'orgue de Nico, «Elle nous écoute. La boîte est vivante. Ça tape parfois comme un coeur qui bat». Sa mère était son rêve impossible, son père un mur, ils fabriquèrent un gamin en état de manque.
Il eut de brèves rencontres avec Alain Delon. Forcément, puisqu'il est de la famille. Il a grandi à Bourg-la-Reine, passant et repassant derrière le comptoir du magasin de cadeaux de la grand-mère Boulogne, tout en rêvant de la planète pop de sa mère. Le plus important de leurs rares échanges se passe en 1986. Tombé par hasard l'un sur l'autre chez la grand-mère malade, Alain Delon emmène Ari à la station de métro la plus proche. Intérieur de la BMW: «Alain Delon, une main sur le volant, l'autre me tapotant l'épaule, me tient ce discours: "T'es mon pote, toi, t'es mon pote. Mais je vais te dire un truc, tu n'as pas mes yeux, tu n'as pas mes cheveux. Tu n'es pas mon fils, tu ne seras jamais mon fils. Je n'ai couché avec ta mère qu'une seule fois."»
Ari a mis beaucoup de temps à comprendre ce qu'il y avait d'étouffant dans le souci de sa grand-mère à vouloir tout redresser de son enfance tordue. A vouloir effacer Nico, «la mauvaise mère». Elle vivait dans le souvenir de l'attention qu'elle n'avait pas eue pour son propre fils, gamin solitaire qu'elle regardait désormais à la télé en s'écriant: «Mon dieu, il a de ces valoches sous les yeux.» Alain Delon n'a pas connu son père, parti refaire sa vie à deux pas dans la même banlieue, alors qu'il avait 4 ans. «Je l'ai vu, moi, attendre son bus devant le magasin de cadeaux, on m'a dit que c'était lui», se souvient Ari. Comme Delon, Ari a connu, de longues années, la discipline coupante du pensionnat catholique. Comme Ari, Delon connaît la recherche intérieure en paternité. «J'ai même appris récemment qu'il avait vécu dans une famille d'accueil, des gardiens de la prison de Fresnes, et qu'il jouait dans l'enceinte de la prison, je l'ai lu sur le site Internet Alain Delon», dit Ari.
Mais les gosses perdus ne se recherchent pas forcément. Une fois, Serge Gainsbourg, qui avait pris Ari sous son aile, le présenta à Antony, le fils d'Alain Delon, plus jeune de deux ans. Conclusion: «Mentalement, Antony ne semblait pas moins largué que moi, mais sa version du film filial était celle d'un gosse de riche. Il ne pouvait se rendre compte à quel point ses ressentiments à l'égard de son père, ou leurs déboires, ont pu m'apparaître comme un luxe.»
Le téléphone sonne, c'est sa tante, autre actrice du film filial, demi-soeur de Delon, un peu mère d'Ari, «le livre est sorti», lui dit-il. Sa compagne, Véronique, qui l'a aidé à écrire et avec laquelle il veut partir, est allée déposer leur enfant à la crèche. Charles est né au mois de mars 1999. «Je n'allais pas lui léguer une histoire sans nom. J'allais immédiatement le reconnaître à la mairie du XIe arrondissement», écrit Ari. Il lui a donné son nom, celui du gosse adoptif, Boulogne, il n'avait pas le choix. Mais Ari ne désespère pas de faire aboutir ses démarches, lui qui voudrait retrouver le patronyme de sa naissance, sa part allemande, sa part maternelle, le camp qu'il s'est choisi. Il voudrait s'appeler Päffgen. Effacer ce que les avocats d'Alain Delon appelèrent «les coïncidences morphologiques». En attendant, Ari, c'est tout ce qu'il revendique. Nico a choisi ce prénom parce que c'était celui de Paul Newman dans Exodus. «Dans l'esprit de ma mère, ce nom devait avoir le pouvoir d'effacer le péché de l'Allemagne.» Le prédestinait-il à l'errance?
Dehors, l'underground est remonté en surface, exposé dans les palais chic et officiels de l'art moderne. Plus au nord de la capitale, sa mascotte, Ari, est fauchée, vend de temps en temps à des particuliers quelques-unes de ses anciennes photos qu'il retouche à l'encre de chine. Dans son discman, il écoute les chansons de sa mère, unique mélodie de sa vie.
Ari Boulogne
nommé à sa naissance Christian Aaron Päffgen,
est décédé dans le plus total dénuement le 20 mai 2023
à l'âge de 60 ans...
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GHYSLAINE LELOUP ... Extrait
Ce serait un flot de colère
Enroulé à des branches de pommiers
Des mots d’amour et de colère
Mélangés aux fleurs blanches
Et roses de si grande délicatesse
Des mots robustes comme une harengère
Des mots bien plantés sur leurs jambes
Au loin volent les pétales
Et toi
Au loin aussi
Illusion frappée au coin de la jeunesse
Fixe dans cette pluie blanche
Et rose de si grande mobilité
Étoile coincée entre cœur et malle aux souvenirs
Bras et jambes mêlées aux météores
Aux souvenirs tenaces dis-je
Curry et cumin embusqués
Ombilic de ma vingtaine
Hauteur de ta quarantaine
Quarante voleurs de légèreté
Quittent le sommet d’un pommier
Leur caverne merveilleuse
Refermée dans ma cervelle
Le mot magique chante encore
En satiné rose et blanc
Dans ma mémoire qui grisonne
Amour se balance attaché à des rubans
Touffes d’oyat dansant à ras du sable
Au vent qui s’en fout
Au vent qui se fout
Du tiers comme du quart
De ce qui me tient une et entière
Debout dans ce déluge d’images
Qui me fracasse le jour
Certains jours sans blanc ni rose
Que dis-je
Sans même une rose
Moussue et blanche
Troussée au velours d’une Renaissance
Crevée
Définitivement enfouie sous les décombres
D’un monde dégueulant son cadavre
Dans les vitrines qui embaument
Vois ma chute
Vois mon vertige
Remontant du bitume
Pas loin pourtant
Cette image
Non pas obsédante
Non pas attristante
Seulement présente
Pas loin pourtant
Une image
Ton éternité dans mon temps périssable
Ô ma piratesse des bois endormis
Tu te berces dans les branches
D’un pommier à l’acmé de sa floraison
Un oiseau a déposé sur mon oreiller
Un pétale blanc un pétale rose
Cette nuit éblouie d’il y a longtemps
Ô vagues des insomnies
Dentelées de tendresse
Ô nuit de marbre
Attendant un éclair
Pour couler l’aube qui approche
Friselis des vagues
La chambre claire à réinventer
Rideaux de dentelle
Horizon plat mais non monotone
Comme nos après-midis protégées
Des fractures d’horloge
Nos éternités fragmentées
Mais non sectionnées
Nos immortalités ressuscitées
Le temps d’un goûter
Suspendues comme une floraison
Ma définitive en ta beauté fixée
Depuis… depuis ma jeunesse révoquée
Arrêtée en plein vol par la mère nourricière
Mon horizontale vêtue de blanc
Derrière devant
Toujours la blancheur au sillage de cumin
Ma verticale poète aux mots crus
Rétablissant le dandy de latin
Pas de valse pirouette cacahuète
Pas loin une cascade de lilas
L’évanouissement à portée de baisers
Cette fusion qu’il faudra pourtant suicider
Pas loin un bosquet de roses
L’assomption dans un tour de taille
Glissé relevé déboulé en diagonal
Tout près ton visage
Des yeux trop grands pour moi
Comment te nourrir
Horizon ressassant son ressac amoureux
Le beau triangle calé dans ma mémoire
Comme voile iodée dans un jardin fantôme
Moi qui viens de la bruine aux contours indécis
Tes grondements déchirent le conforme
Dans le blanc mutique alentour
Ô mon exotique des grandes terres plates
Où la Baltique lèche une île aux pétunias
Je t’offre en ces jours parallèles où je t’écris
Des bijoux lents comme un dimanche
Des saphirs sertis de sentiers côtiers
Colère basse retirée au rythme de marée
Mots coquillages dans un verger de pommiers
Nacre et fleurs unies par l’écume
Ô tu dansais dansais en korê décalée
J’arpente au petit bonheur une grève végétale
Aucune réponse à la devinette de l’océan
Le sable rosit derrière un vol de pétales
Sous ce ciel, cette nuit, loin de toute hypothèse :
Ton éternité dans mon temps périssable
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GHYSLAINE LELOUP
In Esprit poétique n°3, © Hélices poésie, 2010
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Oeuvre Florence Dussuyer
LETTRE AUX ENFANTS DE GAZA
" Mon cher enfant, il est minuit passé. Je survole l'Atlantique à des centaines de kilomètres à l'heure, dans l'obscurité, à des milliers de kilomètres de haut. Je vais en Égypte. J'irai jusqu'à la frontière de Gaza à Rafah. J'y vais pour toi.
Tu n’as jamais pris l’avion. Tu n’as jamais quitté Gaza. Tu ne connais que les rues et les ruelles bondées. Ses masures en béton. Tu ne connais que les barrières de sécurité et les grillages où patrouillent des soldats qui entourent Gaza. Pour toi, les avions sont une menace terrifiante. Les avions de chasse. Les hélicoptères d’attaque. Les drones. Ils tournent au-dessus de toi. Ils larguent des missiles et des bombes. En explosions assourdissantes. Le sol tremble. Des bâtiments s’effondrent. Les morts. Les cris. Les appels à l’aide étouffés sous les décombres. Cela ne s’arrête jamais. Nuit et jour. Pris au piège sous les amas de béton pulvérisé. Tes camarades de jeu. Tes camarades de classe. Tes voisins. Disparus en quelques secondes. Tu vois leurs visages crayeux et leurs corps flasques extraits des décombres. Je suis journaliste. C’est mon travail de voir cela. Tu es un enfant. Tu ne devrais jamais voir ça.
La puanteur de la mort. Des cadavres en décomposition sous du béton brisé. Tu retiens ton souffle. Tu te couvres la bouche avec un tissu. Tu marches plus vite. Ton quartier est maintenant un cimetière. Tout ce qui était familier a disparu. Tu regardes avec stupeur. Tu te demandes où tu es.
Tu as peur. Explosion après explosion. Tu pleures. Tu t’accroches à ta mère ou à ton père. Tu te bouches les oreilles. Tu vois la lumière blanche du missile et tu attends l’explosion. Pourquoi tue-t-on des enfants ? Qu’est-ce que tu as fait ? Pourquoi personne ne peut te protéger ? Vas-tu te faire blesser ? Est-ce que tu vas perdre une jambe ou un bras ? Est-ce que tu vas finir par devenir aveugle ou te déplacer en fauteuil roulant ? Pourquoi es-tu né ? Était-ce pour le bien ? Ou était-ce pour cela ? Est-ce que tu vas pouvoir grandir ? Est-ce que tu vas être heureux ? Comment va être la vie sans tes amis ? Qui mourra le prochain ? Ta mère ? Ton père ? Tes frères et sœurs ? Un de tes proches sera blessé. Bientôt. Quelqu’un que tu connais va mourir. Bientôt.
La nuit, tu t’allonges dans le noir sur le sol froid en ciment. Les téléphones sont coupés. Internet aussi. Tu ne comprends pas ce qui se passe. Il y a des éclairs de lumière. Des vagues d’explosions et de secousses. Il y a des cris. Ça ne s’arrête jamais.
Quand ton père ou ta mère part en quête de nourriture ou d’eau, tu attends. Ce sentiment terrible dans ton ventre. Vont-ils revenir ? Les reverras-tu ? Ta petite maison sera-t-elle la prochaine à être détruite ? Les bombes vont-elles t’atteindre ? Ces moments sont-ils tes derniers sur terre ?
Tu bois de l’eau salée et polluée. Elle te rend très malade. Tu as mal au ventre. Tu as faim. Les boulangeries ont été détruites. Il n’y a plus de pain. Tu ne manges qu’une fois par jour. Des pâtes. Un concombre. Bientôt, ça aura l’air d’un festin.
Tu ne joues pas avec ton ballon de football fait de chiffons. Tu ne fais pas voler ton cerf-volant fait de vieux journaux.
Tu as vu des journalistes étrangers. Nous portons des gilets pare-balles avec le mot PRESS écrit dessus. Nous portons des casques. Nous avons des caméras. Nous conduisons des jeeps. Nous surgissons après un attentat à la bombe ou une fusillade. Nous restons longtemps assis autour d’un café et nous parlons aux adultes. Puis nous disparaissons. En général, nous ne posons pas de questions aux enfants. Mais il m’est arrivé d’interviewer des groupes d’enfants qui se pressaient autour de nous. Ils riaient. Ils nous pointaient du doigt. Nous demandant de les prendre en photo.
J’ai été bombardé par des avions de chasse à Gaza. J’ai été bombardé au cours d’autres guerres, des guerres qui ont eu lieu avant ta naissance. Moi aussi, j’ai eu très, très peur. J’en rêve encore. Quand je vois les images de Gaza, ces guerres me reviennent en mémoire telles la foudre et le tonnerre. Je pense à toi.
Tous ceux d’entre nous qui ont connu la guerre la détestent surtout à cause de ce qu’elle fait aux enfants.
J’ai essayé de raconter votre histoire. J’ai essayé de dire au monde que lorsqu’on est cruel avec les gens, semaine après semaine, mois après mois, année après année, décennie après décennie, lorsqu’on les prive de liberté et de dignité, lorsqu’on les humilie et les enferme dans une prison à ciel ouvert, lorsqu’on les tue comme s’ils étaient des bêtes, ils finissent par être très en colère. Ils font aux autres ce qu’on leur a fait. Je l’ai dit et redit. Je l’ai dit pendant sept ans. Rares sont ceux qui m’ont écouté. Et maintenant, voilà.
Il y a des journalistes palestiniens très courageux. Trente-neuf d’entre eux ont été tués depuis le début de ces bombardements. Ce sont des héros. Tout comme les médecins et les infirmières de ces hôpitaux. Tout comme les travailleurs de l’ONU. Quatre-vingt-neuf d’entre eux sont morts. Tout comme les ambulanciers et les médecins. Tout comme les équipes de secours qui soulèvent les dalles de béton à la force de leurs bras. Tout comme les mères et les pères qui vous protègent des bombes.
Mais nous ne sommes pas là. Pas cette fois. Nous ne pouvons pas entrer. Nous sommes enfermés dehors.
Des journalistes du monde entier se rendent au poste frontière de Rafah. Nous y allons parce que nous ne pouvons pas assister à ce massacre sans rien faire. Nous y allons parce que des centaines de personnes meurent chaque jour, dont 160 enfants. Nous y allons parce que ce génocide doit cesser. Nous y allons parce que nous avons des enfants. Comme toi. Précieux. Innocents. Aimés. Nous partons parce que nous voulons que tu vives.
J’espère qu’un jour nous nous rencontrerons. Tu seras un adulte. Je serai un vieil homme, même si pour toi je suis déjà très vieux. Dans mon rêve de toi, je te retrouverai en liberté, en sécurité et heureux. Plus personne n’essaiera de te tuer. Tu voyageras dans des avions remplis de gens, pas de bombes. Tu ne seras pas prisonnier d’un camp de concentration. Tu verras le monde. Tu grandiras et tu auras des enfants. Tu vieilliras. Tu te souviendras de cette souffrance, mais tu sauras qu’elle veut dire que tu dois aider ceux qui souffrent. C’est mon espoir. Ma prière.
Nous vous avons déçus. C’est l’horrible culpabilité que nous portons. Nous avons essayé. Mais nous n’avons pas essayé assez fort. Nous irons à Rafah. Nous serons nombreux. Des journalistes. Nous protesterons devant le check point de la frontière avec la bande de Gaza. Nous écrirons et filmerons. Voilà ce que nous ferons. Ce n’est pas grand-chose. Mais c’est déjà ça. Nous raconterons à nouveau ton histoire.
Peut-être que cela nous donnera le droit de te demander pardon. "
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CHRIS HEDGES
est un journaliste et écrivain américain. Il fut longtemps correspondant de guerre notamment en Amérique latine, dans les Balkans et au Moyen-Orient pour des journaux tels que le New-York Times.En 2002, il reçoit, avec son équipe, le prestigieux prix Pullizer pour un article sur le terrorisme.
Le texte qui suit est la transcription d'un discours qu'il avait prononcé le 8 novembre 2023 et qu'on peut découvrir sur la vidéo. À la fin de son allocution, Chris Hedges n'a pas pu retenir ses larmes.
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SAMUEL BECKETT - POEMES
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bon bon il est un pays
où l’oubli où pèse l’oubli
doucement sur les mondes innommés
là la tête on la tait la tête est muette
et on sait non on ne sait rien
le chant des bouches mortes meurt
sur la grève il a fait le voyage
il n’y a rien à pleurer
ma solitude je la connais allez je la connais mal
j’ai le temps c’est ce que je me dis j’ai le temps
mais quel temps os affamé le temps du chien
du ciel pâlissant sans cesse mon grain de ciel
du rayon qui grimpe ocellé tremblant
des microns des années ténèbres
vous voulez que j’aille d’A à B je ne peux pas
je ne peux pas sortir je suis dans un pays sans traces
oui oui c’est une belle chose que vous avez là une bien belle chose
qu’est-ce que c’est ne me posez plus de questions
spirale poussière d’instants
est-ce que c’est le même
le calme l’amour la haine le calme le calme
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SAMUEL BECKETT
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Ruines Gaza Palestine
KIKI DIMOULA... Extrait
Destinée commune
Mes chemins,
vos chemins,
et puis ça.
Lui,
moi,
et puis ça.
Les Mai nouveaux mariés,
l’habit approprié
et puis ça.
Le sentiment sans armes,
le couteau caché
et puis ça.
La soif qui chemine,
la bonne Samaritaine
et puis ça.
La longévité des rêves,
les espoirs industrieux
et puis ça.
Les serments sautant par-dessus le temps,
la mémoire feuillue
et puis ça.
Le soleil nécessaire,
la bonne humeur soudaine
et puis ça.
Les feuilles jaunies qui rivalisent
de sang-froid dans la chute,
la poésie qui les anime
et puis ça.
La sécheresse,
la pluie
et puis ça.
Votre angoisse,
mon angoisse,
et puis ça.
L’initiation des statues
à nos méthodes d’ennui à nous,
le sacrifice d’Iphigénies successives
pour un méchant souffle de vent.
et puis ça.
Les mots qu’on entraîne
à passer par le silence,
le silence qu’on entraîne
à passer par les mots
et puis çà.
L’avenir sévèrement gardé
qui sera pour finir
emporté par ça :
L’échec.
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KIKI DIMOULA
(1931-2020)
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CONNAISSANCE DE LA LUMIERE
Nos rivières ont pris feu !
Un oiseau parfois lisse la lumière -
ici il fait tard
Nous irons par l'autre bout des choses
explorer la face claire de la nuit —
je connais des matins fous d'étendue
de désert et de mer —
mouvoir qui refond les visages
remploie ses traces.
Monastère de vie de flamme pulmonaire
dans l'épaisseur fumante de midi —
nous enseignons aux algues, aux poissons
la couleur de l'air et l'histoire de l'homme
pour les faire rire au soir dans l'encre opaque
des poulpes effrayés
ce matin qui vient se poser .si frais dans tes yeux
tout pleins encore de fragiles porcelaines
le jour poreux
son long baiser de laine
tout ce corps resté pour nuit quelque part
La lumière joue dans des corps étroits d'oiseaux de brefs mouvements d'air où les sons se plissent et découvrent la peau les yeux des femmes
des hommes lourds de trépas, de sommeil, la nuit voûtée dans le dos regardent ces mailles sur l'eau qu'un rien déchire et là-bas sans doute des vitres en feu
—
blanches parois d'oiseaux reposés fossiles au hasard dans les couches du jour eaux peintes de nos passages les fonds tremblent encore —
balancements d'ailes
gouffres rapides sous la peau
on se penche sur des plages fumantes
les joues brûlées
nappes tendres d'acier gris
nos mains émondées sur les pentes
de cette lumière —
et nos doigts rient
de roues immenses légères
dans la maison plus intérieure de la vie
où quelqu'un vient
acier
silence
replis.
Les sons bullent dans les dalles de lumière.
Tu t'es fait nuit blanche dans le blanc qui perce le tulle de nos bruits.
Surfaces distances dévotions les jours s'effritent dans l'arène et le regard et la danse —
Je t'ai bâti de crissements et de cris exhumé puis lentement de nouveau enseveli.
Lenteur aveuglante
du minéral à la mer
de longs voyages troués dans le temps
se retrouver dans une plante, un cilié
la fraîcheur de ses nuits
toutes portes où l'on se trouve et s'abandonne.
Comme les regards étonnés
d'être morts
comme s'arrachent
les oiseaux ivres leurs plumes
nos gestes étaient trop clairs
pour ne pas surprendre
leur pesant d'ombre.
Si loin que le sourire ne sait les paupières.
Tiré des cris longs d'oiseaux en vol la lettre fluide des choses sans mémoire le jour brûlé il arrive qu'on oublie les paroles.
Là-bas au bout du monde
là-bas les soleils
la bouche enflée de nuits
là-bas les horizons
la soie sauvage du désir
monde grave
où rien n'est insulté ni laid
le couteau tombe
le jour marche sur les plafonds
dans ses entrailles cuivrées.
Le port est repeint de noir
il y a deux ou trois bateaux très blancs
où manque la nuit —
fenêtres où rêvent
des îles enfouies dans les yeux.
O tant de nuit mangée à blanc
nous avions aussi un destin de fenêtre
où quelqu'un a crié de joie —
le silence le port au soir
deux ou trois bateaux très blancs
où manque la nuit —
je voulais qu'on m'aime — mendiant exact aux fêtes de lumière usé de gris et de blasphèmes.
Il me reste de cette chair les arêtes de tant d'élancements —
maintenant le jour les yeux nus
et quelqu'un a repeint mon plafond de choses et déjà je n'y vois plus —
il pleut dans le soleil
les arbres et les maisons sont plus graves
par la terre plus lourde je sais où tu es
quand se vident les yeux
et l'on voit l'espace à travers.
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LORAND GASPAR
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Oeuvre Marcel Rieder
LA TREILLE MUSCATE....Extrait
Il a fallu, pour la trouver, que je me détachasse du petit port méditerranéen, des thoniers, des maisons plates, peintes, rose bonbon fané, bleu lavande, vert tilleul, des rues où flotte l'odeur du melon éventré, du nougat et des oursins.
Je l'ai trouvée au bord d'une route que craignent les automobiles, et derrière la plus banale grille - mais cette grille, les lauriers roses l'étouffent, empressés à tendre au passant, entre les barreaux, des bouquets poudrés de poussière provençale, aussi blanche que la farine, plus fine qu'un pollen...
Deux hectares, vigne, orangers, figuiers à fruits verts, figuiers à fruits noirs ; quand j'aurai dit que l'ail, le piment et l'aubergine comblent, entre les ceps, les sillons de vigne, n'aurai-je pas tout dit ?
Il y a aussi une maison ; mais elle compte moins - petite, basse d'étage - que sa terrasse couverte de glycine, par exemple, ou que le bignonia à flammes rouges, ou bien que les vieux mimosas à gros troncs, qui rangés de la grille au seuil lui font honneur. Derrière la maison... Non, vraiment, je ne vois rien, derrière la maison, qui mérite d'être dépeint.
Derrière la maison, c'est la vigne encore, puis un rempart de faux bambous, flexible muraille provençale contre laquelle le mistral bute, se redresse et chante, courroucé. Les thuyas de la clôture s'inclinent, derrière la maison, sur une barrière à demi pourrie, et si vous ouvrez la barrière qu'un enfant briserait, vous entrez sans gravir ni descendre une marche, vous entrez de plain-pied dans la mer.
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COLETTE
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Aquarelle d'André Dunoyer de Segonzac
Colette vendangeuse, 1929
AD HOMINEM
être le sang dans son corps
une sève qui sauve un rameau d’or
être frêle herbacé vivace invétéré
éclore encore et encore
in situ in vivo in fine
être ce qui fait qu’on tient debout
comme une bâtisse
simple rivet pauvre clou invisible boutisse
être aigu même loin esseulé
in situ in vivo in fine
être inné inhérent inespéré
sur le seuil être vaste dans l’effroi
dans l’espace sombre être un abri pour soi
être un bris une bribe une voix
voir et vivre dans sa bouche
s’aimer faire ligature
s’assoiffer s’essouffler
être une brise se briser
in situ in vivo in fine
être le corps dans l’eau
le relief sur le tableau
dans le trouble et la concrétion
sortir sa langue vernaculaire
comme la fibre de verre
discontinuer ne pas se taire
tous ces maux ces malédictions
ces parcelles attribuées
cette usance atrabilaire
ces délires chorus orchestrés
ces peurs détritus masquées
ces rictus de haine délétère
les nommer
les réduire en poussière
les détruire
les faire disparaître
les dissoudre les brûler
les fracasser les foudroyer
les taler les meurtrir
les dépecer les déliter
les anéantir les rompre
les torpiller les démolir
faces contre terre les déraciner
les extraire du vivant
les faire disparaître totalement
ne laisser
aucun reste
aucune trace
aucun os
aucun zeste
aucun filament de noirceur
aucune nuance de malheur
aucun chardon pour le cœur
in situ in vivo in fine
puis
il faudra songer à remettre du sel dans la mer
du soleil dans nos yeux
il faudra pleurer un peu sur nos étoiles
et nous n’aurons plus que le sens des mots
pour dire je t’aime
ex nihilo
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MARION COLLE
https://radiomc.bandcamp.com/album/in-situ
In " Traverser les murs opaques "
© Bruno Doucey – En librairie le 13 septembre 2024
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L'ALCOOL DES VENTS... Extrait
Je rends grâce à ma naissance qui m’a fait Noir, même si ça ne se voit pas.
Arabe, aussi. Et Juif un peu, même si je ne crois pas qu’un dieu puisse me délivrer la carte d’identité des hommes.
Indien encore, et bien que trompé, pillé, exterminé depuis.
Dissident de quelque minorité ethnique. Minoritaire à l’heure des prises de pouvoir.
Oui, Noir, Indien, Juif, Arabe et dissident pour m’inventer des frères.
De ces frères tellement bafoués qu’ils n’ont plus de couleurs sur leurs drapeaux
et que leurs dieux leur ont tourné le dos.
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MICHEL BAGLIN
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Déclinaison du blason de Théodore par Caroline Ortoli
Magnifique encadrement en bois flottés de Cristian Ortoli
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Théodore Monod avait conçu ce qu’il nommait un blason
" Voici un petit dessin que j'appelle généralement mon blason sur lequel vous verrez que ces cinq grandes traditions ont ceci de commun qu'elles sont orientées par l'extrémité de branches, de rameaux, qui s'enracinent toutes dans la même source, la même eau - vous verrez quelque chose en bas qui est un peu tremblé transversalement, cela représente l'eau, l'eau primordiale si vous voulez, et c'est de là que sont sorties les grandes religions."
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Ces signes sont encadrés de citations latines :
Sol lucet omnibus :« Le soleil luit pour tout le monde »,
Flores multi, radix una : « De nombreuses fleurs, une seule racine »
Ainsi qu’un extrait de l’Apocalypse de Jean, en latin aussi : erat arbor vitae et folia sua ad sanitationem gentum « Il y avait un arbre de vie dont les feuilles servaient à la guérison des nations »
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Déclinaison du Blason de Théodore Monod par Caroline Ortoli
Magnifique encadrement en bois flottés de Cristian Ortoli
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Au centre le signe des non-violents,
surmonté d’une croix, signe du christianisme,
Aux quatre coins des symboles religieux, en haut à gauche le bouclier de David avec en son centre le Nom divin,
En haut à droite, inséré dans un cercle le nom divin : ‘Allâh,
En bas à droite, une fleur de lotus qui symbolise les religions de l’Inde,
Et enfin en bas à gauche, les signes du Yin et du Yang, pour les religions de la Chine.
ANNE MARGUERITE MILLELIRI...Extrait
Nos coeurs en déchirure -
Lui échoit
ce froissement du ciel,
ce soir incertain,
la déroute des nues à lire les signes noirs,
la plainte océane du goéland,
la mer, son frémissement blanc ;
ce soir... -- nous échoit
la voix murmurée des sources,
le rire flûté du beau silence,
l'implacable énigme,
ce frôlement du vent comme un souffle sur
l'eau ;
les blessures de l'âme,
les visages incendiés,
la rue des déshérences --
et la fenêtre éteinte ;
l'oubli -- et la mémoire de l'oubli.
À l'autre bout du monde, derrière la porte close,
les étoiles du sang sont larmes noires ;
nos cœurs recousent et retrament les racines, la maison, et le ciel constellé.
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ANNE MARGUERITE MILLELIRI
ANANDA DOE
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ANTON TCHEKOV...Extrait
"Dans les sociétés défaillantes, il y a mille sots pour chaque esprit éclairé, et mille paroles grossières pour chaque mot conscient. La majorité reste toujours ignorante et l'homme raisonnable est constamment vaincu. Si vous voyez des sujets futiles dominer les discussions dans une société et les sots occuper le devant de la scène, alors vous êtes en présence d'une société très défaillante.
Par exemple, les chansons et les paroles vides de sens trouvent des millions de gens pour danser et les répéter, et le chanteur devient célèbre, connu et aimé. Au point que les gens prennent son avis sur les questions de la société et de la vie.
Quant aux écrivains et aux auteurs, personne ne les connaît et personne ne leur accorde de valeur ou de poids. La plupart des gens aiment la futilité et l'anesthésie. Quelqu'un qui nous anesthésie pour nous éloigner de nos pensées, et quelqu'un qui nous fait rire avec des futilités, est meilleur que quelqu'un qui nous réveille à la réalité et nous fait mal en disant la vérité. C'est pourquoi la démocratie ne convient pas aux sociétés ignorantes, car c'est la majorité ignorante qui décidera de votre destin."
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ANTON TCHEKOV
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Anton Tchekov
QUE VINCENT VAN GOGH ME PARDONNE
Que Vincent Van Gogh me pardonne :
Je n’ai pas su le secourir ;
Je n’ai pas étendu sur son chemin brûlé
L’herbe devant ses pas,
Je n’ai pas dénoué la courroie
De ses chaussures poudreuses,
Je ne lui ai pas donné à boire
Ni ne l’empêchai de se brûler la cervelle.
Au-dessus de moi me menaçait
Serré comme une flamme, un cyprès.
Jaune citron et bleu marine :
Sans eux je ne serai pas devenu moi-même ;
J’aurais humilié mon propre verbe
Si j’avais laissé choir ce fardeau.
Mais cette rudesse d’ange avec laquelle
Il a rapproché son coup de pinceau
De ma ligne écrite, vous conduit
À travers même ses pupilles
Jusqu’aux étoiles où Van Gogh respire.
*
Пускай меня простит Винсент Ван-Гог
За то, что я помочь ему не мог,
За то, что я травы ему под ноги
Не постелил на выжженной дороге,
За то, что я не развязал шнурков
Его крестьянских пыльных башмаков,
За то, что в зной не дал ему напиться,
Не помешал в больнице застрелиться.
Стою себе, а надо мной навис
Закрученный, как пламя, кипарис.
Лимонный крон и темно-голубое, –
Без них не стал бы я самим собою;
Унизил бы я собственную речь,
Когда б чужую ношу сбросил с плеч.
А эта грубость ангела, с какою
Он свой мазок роднит с моей строкою,
Ведет и вас через его зрачок
Туда, где дышит звездами Ван-Гог.
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ARSENI TARKOVSKI
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Oeuvre Vincent Van Gogh
VIE, VIE
Je ne crois pas aux augures
Et je n’ai pas peur des signes.
Je ne fuis ni l’enfer ni la calomnie.
Il n’y a pas de mort sur terre.
Tous sont immortels. Et tout.
Il ne faut pas avoir peur de la mort,
Ni adolescent, ni vieillard.
Il n’y a que le réel et la lumière,
Ni ténèbres ni mort, non, sur cette terre.
Nous sommes déjà tous sur le rivage,
Et je suis de ceux qui ramènent le filet
Quand l’immortalité est venue en bancs.
*
Предчувствиям не верю и примет
Я не боюсь. Ни клеветы, ни яда
Я не бегу. На свете смерти нет.
Бессмертны все. Бессмертно все. Не надо
Бояться смерти ни в семнадцать лет,
Ни в семьдесят. Есть только явь и свет,
Ни тьмы, ни смерти нет на этом свете.
Мы все уже на берегу морском,
И я из тех, кто выбирает сети,
Когда идет бессмертье косяком.
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ARSENI TARKOVSKI
Traduit du russe par Christian Mouze –
I Burned at the Feast (Cleveland State University Poetry Center, 2015) –
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