LE COEUR COUSU
PROLOGUE
....Mon nom est Soledad.
....Je suis née, dans ce pays où les corps sèchent, avec des bras
morts incapables d'enlacer et de grandes mains inutiles.
....Ma mère a avalé tant de sable, avant de trouver un mur
derrière lequel accoucher, qu'il m'est passé dans le sang.
....Ma peau masque un long sablier impuissant à se tarir.
....Nue sous le soleil peut-être verrait-on par transparence
l'écoulement sableux qui me traverse.
....LA TRAVERSEE
....Il faudra bien que tout ce sable retourne un jour au désert.
.
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....A ma naissance, ma mère à lu ma solitude à venir.
....Ni donner, ni recevoir, je ne saurais pas, jamais.
....C'était inscrit, dans la paume de mes mains, dans mon refus
obstiné de respirer, de m'ouvrir à l'air vicié du dehors, dans
cette volonté de résister au monde qui cherchait à s'engouffrer
par tous mes trous, furetant autour de moi comme un jeune
chien.
....L'air est entré malgré moi et j'ai hurlé.
.
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....Jusque-là, rien n'était parvenu à ralentir la marche de ma
mère. Rien n'était venu à bout de son entêtement de femme
jouée. Jouée et perdue. Rien, ni la fatigue, ni la mer, ni les
sables.
....Personne ne nous dira jamais combien de temps aura duré
notre traversée, combien de nuits ces enfants qui suivaient
leur mère ont dû dormir en marchant !
....J'ai poussé sans qu'elle y prit garde, accroché à ses
entrailles , pour ne pas partir avec toute cette eau qu'elle
perdait sur les chemins. J'ai lutté pour être du voyage et ne
pas l'interrompre.
.
....La vieille Mauresque qui a arrêté ma mère en lui touchant
le ventre, celle qui a murmuré " Ahabpsi ! " comme on élève
un mur, et qui, armée d'une main et d'une parole, s'est dres-
sée seule face à la volontée furieuse de cette femme grosse
d'une enfant arrivée à terme depuis longtemps déjà et qui
voulait poursuivre sa route et qui voulait marcher encore,
bien qu'elle eût déjà marché plus qu'il n'était possible et
qu'elle se sentit incapable de marcher davantage, la vieille
Arabe aux mains rousses de henné plus fortes que le désert,
celle qui est devenue pour nous le bout du monde, la fin du
voyage, l'abri, cette femme a lu, elle aussi, ma solitude dans
mes paumes, elle qui ne savait pas lire.
....Son regard est entré d'un coup dans les viscères de ma
mère et ses mains sont venues m'y chercher. Elle m'a cueillie
au fond de la chair où j'étais terrée, au fond de cette chair qui
m'avait oubliée pour continuer de marcher, et, après m'en
avoir libérée, elle a senti que mes mains ne me serviraient de
rien, que j'y avais comme renoncé en naissant.
....Sans se comprendre, elles m'ont donné, chacune dans sa
langue, le même prénom. " Soledad " a dit ma mère sans
même me regarder. Et la vieille en écho lui a repondu
" Wahida ".
.
....Et aucune de ces deux femmes ne savait lire.
.
....Ma soeur aînée, Anita, s'est longtemps refusée à l'évidence
inscrite dans mes mains, inscrite dans mon nom. Et elle a
attendu. Elle a attendu qu'un homme me débaptise et que mes
doigts s'attendrissent.
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[...]
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Carole Martinez
LE COEUR COUSU