GERALD BLONCOURT
J’ai enfanté ma ville et la certitude de ton amour. Les passants s’habillent de tiédeur hivernale et la Plaine du Cul-de-Sac se gorge des dernières richesses de ce pays réveillé au milieu de l’orage.
Je te veux, toi ma forme d’anxiété, à hauteur de nombril, à couleur de sexe chaud. Je te veux au-delà de nos rêves allumés pour souder dans nos mémoires, l’héroïsme, la force et la surréalité de ce que les autres, les « civilisés » nomment « les scènes horribles » des lendemains de la répression.
Je vois Port-au-Prince délirante, débordante de foule dansante et exaltée... Et puis je vois ces mains, ces mains d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, de tout mon peuple détruisant, bannissant partout les supports existentiels de la dictature : la maison du Général Untel...les bureaux du Ministre X... la résidence de la maîtresse du Colonel Y... la villa de la mère du tortionnaire Z...
Oui, je vois encore toutes ces mains blessées, maculées, grandes, petites, ouvertes, veinées, ourlées, fortes, calleuses, ces lambeaux de doigts, de phalanges, d’ongles, de sang, de chair et d’os, accrochés à ces murs ébranlés, percutés, effondrés. Oui, je vois ces mains écorchées, nues, noires tentacules du déchoukage de la terreur. Je vois cette violence nègre, cette fièvre ordonnée, organisée, organique, sortir de terre ces cadavres fantômes, fantoches délirants de l’infernale dictature, ces êtres-charognes à gueules de militaires, de tortionnaires, de reîtres. Je vois cette violence-lave, caraïbe, sourde, salvatrice, envahir l’été, inonder les boulevards et les houmforts.*
Je vois ces êtres informes, intemporels, désintégrés, émergés, exhumés des cimetières ce vendredi de Février, parcequ’il fallait faire cette concession symbolique à l’horreur..
Parcequ’il fallait sacrifier pour nos loas * bafoués, pour toutes nos victimes innommables, pour toutes ces images aimées, chéries, regrettées d’hommes, de femmes, d’amants, d’amis, d’inconnus, quelque part dans nos maisons, pour ces pleurs, pour tous ces grands silences qui ont ravagé nos nuits, saccagé nos amours et tuméfié nos crépuscules.
L’horreur, dit-on, en voyant ces hommes enragés d’espoir-fou mordre ces carcasses putréfiées ce vendredi de Février et mourir après-coup...Septicémie inexorable... L’horreur ? Non ! Ce n’est pas l’horreur, mais la démystification collective d’un système crapuleux, inégal, totalitaire.
L’horreur, crie-t-on, quand une tête humaine au regard pétrifié roule au milieu d’une foule ivre de cette délivrance... L’horreur ? Non, ce n’est pas l’horreur, mais l’appropriation collective de l’espace politique social vital, la rupture brutale avec trois décades de veulerie, de crimes, de corruption et de cauchemars.
L’horreur, écrit-on. Non, ce n’est pas l’horreur, mais le droit à la vie, à la justice, le droit même à l’horreur pour une part de soleil.
Je te veux, toi ma forme d’anxiété. Dans toutes les fibres de ton corps je redessine les fragments de notre île dézombifiée et la soif d’aimer comme la force de lutter...
Je te veux, terre-plasma, homme-argile, ville-mahogani au baiser de notre
courroux...Quarante ans de larmes et d’attente, trente ans au carrefour de ma jeunesse pour remodeler le poème-falaise et le mot LIBERTÉ…
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GERALD BLONCOURT
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Oeuvre Gérald Bloncourt
" Sabine accroupie "