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EMMILA GITANA
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30 avril 2016

JACQUES DERRIDA

Ainsi se lève en toi le rêve d’apprendre par cœur. De te laisser traverser le cœur par la dictée. D’un seul trait, et c’est l’impossible et c’est l’expérience poématique. Tu ne savais pas encore le cœur, tu l’apprends ainsi. De cette expérience et de cette expression. J’appelle poème cela même qui apprend le cœur, ce qui invente le cœur, enfin ce que le mot de cœur semble vouloir dire et que dans ma langue je discerne mal du mot cœur. Cœur, dans le poème «apprendre par cœur» (à apprendre par cœur), ne nomme plus seulement la pure intériorité, la spontanéité indépendante, la liberté de s’affecter activement en reproduisant la trace aimée. La mémoire du «par cœur» se confie comme une prière, c’est plus sûr, à une certaine extériorité de l’automate, aux lois de la mnémotechnique, à cette liturgie qui mime en surface la mécanique, à l’automobile qui surprend ta passion et vient sur toi comme du dehors: auswendig, «par cœur» en allemand. Donc: le cœur te bat, naissance du rythme, au-delà des oppositions, du dedans et du dehors, de la représentation consciente et de l’archive abandonnée. Un cœur là-bas, entre les sentiers ou les autostrades, hors de ta présence, humble, près de la terre, tout bas. Réitère en murmurant: ne répète jamais... Dans un seul chiffre, le poème (l’apprendre par cœur) scelle ensemble le sens et la lettre, comme un rythme espaçant le temps.
Pour répondre en deux mots, ellipse, par exemple, ou élection, cœur ou hérisson, il t’aura fallu désemparer la mémoire, désarmer la culture, savoir oublier le savoir, incendier la bibliothèque des poétiques. L’unicité du poème est à cette condition. Il te faut célébrer, tu dois commémorer l’amnésie, la sauvagerie, voire la bêtise du «par cœur» : le hérisson. Il s’aveugle. Roulé en boule, hérissé de piquants, vulnérable et dangereux, calculateur et inadapté (parce qu’il se met en boule, sentant le danger sur l’autoroute, il s’expose à l’accident). Pas de poème sans accident, pas de poème qui ne s’ouvre comme une blessure, mais qui ne soit aussi blessant. Tu appelleras poème une incantation silencieuse, la blessure aphone que de toi je désire apprendre par cœur. Il a donc lieu, pour l’essentiel, sans qu’on ait à le faire: il se laisse faire, sans activité, sans travail, dans le plus sobre pathos, étranger à toute production, surtout à la création. Le poème échoit, bénédiction, venue de l’autre (…) Le don du poème ne cite rien, il n’a aucun titre, il n’histrionne plus, il survient sans que tu t’y attendes, coupant le souffle, coupant avec la poésie discursive, et surtout littéraire. Dans les cendres mêmes de cette généalogie. Pas le phénix, pas l’aigle, le hérisson, très bas, tout bas, près de la terre. Ni sublime, ni incorporel, angélique peut-être, et pour un temps.
Tu appelleras désormais poème une certaine passion de la marque singulière : un animal converti, roulé en boule, tourné vers l’autre et vers soi, une chose en somme, et modeste, discrète, près de la terre, l’humilité que tu surnommes, te portant ainsi dans le nom au-delà du nom, un hérisson catachrétique, toutes flèches dehors, quand cet aveugle sans âge entend mais ne voit pas venir la mort.

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JACQUES DERRIDA

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herisson 2

 

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