DOMINUS DOMINO
L'eau qui affleure entre les saules invente un abîme d'étoiles.
L'espace à y rêver je le déploie et il m'obsède.
Mon songe crée ce vide où il s'aggrave.
Ma profondeur me montre
en moi mon défaut mais je suis sa borne en elle,
nous nous sommes étranges corps à corps.
Par ma vie ! Je suis vivant mais où vas-tu ma vie ?
De moi naît
donc ce siècle qui ne peut atteindre, qui ne veut éteindre que mon absence.
Mon baiser sur le front du pauvre, mes écoles pour la nuit du pauvre, jusqu'à ma ruine sans doute et que je doive mendier.
O mouvement du songe, ô grand ange amant de la mort,
langage ta passion d'émigrer, mais il était effrayant d'être unique.
A ce mal d'être seul j'ai su que j'étais le dieu et je ne l'ai point supporté.
Je n'ai pu demeurer ni me taire, j'ai cédé à l'exode. J'existe, mon tabernacle est au désert.
Mon fils, moi ton dieu j'ai fait de toi le dieu du rien,
la très chère clarté, un bruissant feuillage en pèlerinage par le monde.
Nous explorons l'étendue.
Le chemin descend le long des peupliers vers un toit dont tremble l'aigrette,
mais les près remontent à des bois qui montent à une déchirure du couchant.
Beauté qui m'as délivré de ma nuit, est-ce pour accéder à la nuit ?
Quand je te regardais naître je t'ai pourtant trouvée admirable.
Je laisse frémir de brise ma tunique d'azur sombre jusqu'à mes pieds
dont l'un flambe sur le congédiement du jour et l'autre chaussé du disque de la lune.
Je dépêche au décès mon ange en otage.
Je n'en puis plus, je bascule dans la haie.
Et le cahotement du char se précède soudain d'une tête de cheval énorme.
Qe craignent de moi les funérailles qu'elles aient ce sursaut, cet œil injecté ?
Je ne fais plus le dieu, je suis en proie à l'excès, je lui ai donné ma parole.
Nous n'aurons donc vécu que jusqu'à l'extase.
C'est elle qui emporte l'apparence et la mémoire, sa victoire n'est pas mince.
Ah ! langage à la fin, connais la noire pureté, la malheureuse,
ce manque à la taille du trône et l'esprit même, insatiable comme la veuve et le sépulcre.
J'ai été fou au comble de l'été de me jeter ainsi hors de moi,
tombant du plus obscur haut-mal en écumant de nébuleuses, roulant leu et pâmé sur le duvet des pêches,
écrasé de vin parmi les lièvres en fuite.
Le facile travail que l'issue et quel affreux succès !
Comment rassembler maintenant mes vertus éparses, retrouver mon enfant ?
Ce n'est point quelque revers, c'est mon propre envers que je rencontre.
La ténèbre où je suis n'est pas celle que j'étais mais celle dont j'eus désir.
Buée du désir, vapeur au fond de qui nulle soif, du fond de qui nul retour…
L'esprit est le terme terrible et je ne le savais pas.
Voilà le suaire où t'ont conduit mes soins.
La hâte au moins était de trop. Cordieu ! il ne fut progrès qu'au néant.
Tu m'as regardé dans les yeux, tu y as lu ta race et cette faiblesse aussi qui te manquait.
Alors tu as épousé la destruction.
Wou ! depuis que l'ombre t'a défait je n'ai plus de salive à avaler.
Depuis que tu te tais ma bouche a l'ancien goût de l'ombre.
Visage, comme tu as sombré dans l'âme !
Non je ne te laisserai pas aux mains des nations et des tombes.
Non tu ne dormiras pas à toujours dans les textes avec l'idée morte.
Mais ils ont ourdi ton linceul et je pleure dans ta fosse.
Que j'entende ton rire ne serait-ce qu'une fois et que je rie fût-ce sans raison.
Que je voie, que j'oublie mon silence dont loin de moi tu t'enivres.
Je jeûne, je me repens de l'abîme et de l'holocauste.
Tu n'es plus que cendre au creux du sol ?
Eh bien je t'exhumerai, démuni que je sois.
Je t'ai en moi couvé, moi seul, que tu t'éveilles rompant l'orbe, et la perfection cessa,
Eh bien j'irai disjoint te couver au cœur des brumes de l'aube et les passereaux courent sus au dernier hibou.
Monte m'apprendre ton aise lasse, ton éclatante indifférence toute pavoisée des stigmates du vide.
La loi eut raison de nous mais il faut un autre procès.
Tu ouvres les yeux, tu es avec moi de nouveau mais blême comme l'arbre en fleur sous les noires nuées du printemps.
Et moi est-ce que j'ai ma vigueur d'autrefois ? Est-ce que j'oublierai que je t'ai perdu ?
Je te reconnais à peine, tu es comme né d'un autre.
Il faut pourtant que ce soit toi cette lenteur et un si tacite reproche.
Nous ne pouvions pas ne pas sourire mais le premier sourire passé,
quand déjà fanent les près embaumés de Pâques, il reste une distance entre nous, un vestige d'agonie.
Te voilà pareil à l'esprit quand, las de désirs comblés,
il rapporte à ses seigneurs leurs dons pour s'asseoir heureux les mains vides à leur porte.
Mon fils est un étranger qui vient me faire honneur.
Je t'ai donné vie et tu viens me rendre hommage.
Je ne te peux plus rien et tu me refoules, à force de gloire, dans l'être.
Je vais retirer mes pieds sous moi, je n'entreprendrai plus.
Monseigneur je vous serai à mon tour un dieu terme. Je te recevrai tout éclairé de ton visage.
J'entends ta rumeur, un cri de coq au loin, le loriot du verger,
le bruissement des lisières et battre à ma tempe le balancier de ton pas.
Toute mon antique jeune force, je la respire dans dette senteur de foin qui me cerne.
Une gloire véritable que ces herbes coupées, ces branches fanées, cet extrême printemps !
Paroles et brises se font de plus en plus impalpables. La clarté s'amenuise sans une ombre.
Exister s'exténue comme un hymne. Mon absence me pleure de joie dans les mains.
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JEAN GROSJEAN
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Oeuvre Antoine de Tyssandier