ENTRE LA PIERRE ET LA FLEUR
Au lever du jour, nous nous éveillons pierres.
Rien, sinon la lumière. Il n'y a rien sinon la lumière contre la lumière.
La Terre : paume d'une main de pierre.
L'eau silencieuse dans sa tombe calcaire.
L'eau encerclée, humble langue humide qui ne dit rien.
La terre élève une vapeur. Des oiseaux sombrent volent, boue ailée.
L'horizon : tous ces nuages dévastés.
Une plaine énorme, sans rides.
L'Henequen, indice vert, divise les espaces terrestres. Le ciel déjà sans lisières.
Quelle est cette terre ? Quelles violences germent sous sa peau pétrifiée, quelle obstination de feu
déjà froide, d'années en années, comme de la salive s'accumulant, se durcit et s'aguise en piquants ?
Une région qui existe avant que le soleil et l'eau ne hissent leurs drapeaux ennemis, une région de pierre
créée avant la double naissance de la vie et de la mort.
Dans la plaine la plante s'installe, en vastes plantations militaires.
Armée immobile, face au soleil giratoire et aux nuages nomades.
L'Henequen, vert et enraciné, pousse en raquettes larges et triangulaires :
c'est un jet d'alfanges végétales. L'Henequen est une plante armée.
De ses fibres remonte une soif de sable. Il vient des règnes du dessous, il pousse
jusqu'en l'air, et en plein élan, son jet se retient, changé en une huppe hostile,
verdeur qui se termine en pointes. Forme visible de la soif invisible.
*L'agave est véritablement admirable .
Sa violence est quiétude, sa quiétude symétrie. Sa soif fabrique la liqueur qui l'étanche :
c'est un alambic qui distille pour lui même.
Au bout de vingt cinq années, s'élève sur lui une fleur, rouge et unique. Une tige sexuelle
la dresse, flamme pétrifiée. Puis, elle meurt.
Entre la pierre et la fleur, l'homme : la naissance qui nous conduit à la mort, la mort qui nous conduit à la naissance.
L'homme,
pluie persistante sur la pierre,
et fleuve entre les flammes,
et fleur qui vainc l'ouragan,
et oiseau semblable au bref éclair :
l'homme entre ses fruits et ses oeuvres.
L'Henquen, verte leçon de géométrie, sur la terre blanche et ocre.
Agriculture, commerce, industrie, langage.
C'est une plante vivace et c'est une fibre, c'est une action en bourse et c'est un signe.
C'est le temps humain, temps qui s'accumule, temps qui se dilapide.
Le soleil et la plante, la plante et l'homme, l'homme, ses travaux et ses jours.
Depuis les siècles des siècles, tu tournes et te retournes, au trot obstiné d'un animal humain :
tes jours sont long comme des années, et d'années en années tes jours marquent le chemin.
Non l'horloge du banquier ou celle du chef : le Soleil est ton patron, et ton journal c'est la sueur,
rosée de chaque jour, qui dans ton calvaire quotidien devient une couronne transparente,
- bien que ta face ne soit essuyée par aucun linge de Véronique, ni celui de la photographie du grand
patron en tournée que multiplient les cartels : ta face est le soleil usé du centième, de l'universel visage
à moitié effacé;
tu parles une langue que ne parlent pas ceux qui parlent de toi depuis leurs chaires,
et jurent par ton nom
en vain, les tuteurs de ton futur, les décideurs de tes os.
Ta langue est arbre de racine et d'eau, système fluvial souterrain de l'esprit,
et tes paroles vont -déchaussées, sur la pointe des pieds- d'un silence à un autre.
Tu es frugal et résigné, et tu vis comme si tu étais un oiseau, d'une poignée de pinole
dans une jarre d'atole;
tu marches et tes pas sont la bruine dans la poussière;
tu es propre comme un cerf, tu marches vêtu de coton, et ton pantalon et ton chemise raccomodée
sont plus blancs que les nuages blancs.
Tu t'enivres avec des liqueurs lunaires;
la haine te remonte à la tête, comme une fusée, et pareil à elle, brûlé, tu t'effondres.
Tu parcoures les saisons, rivé là, et vas du portique à l'autel, avec les genoux ensanglantés
, et le cierge qui s'élève dans ta main coule en gouttes de cire qui te brûlent.
Tu es courtois et cérémonieux, réservé et un peu hypocrite; comme tous les dévots,
tu es capable de modeler avec une pierre le visage du schismatique et de l'adultère.
Tu allonges ta femme dans le hamac, et la couvre avec une couverture de battements;
A deux heures, un instant, tu suspends le travail et la conversation, pour écouter,
merveille répétée, l'oiseau, horloge ailée, donner l'heure.
Tu es juste et tendre, prévenant avec tes porcs et tes fils:
comme l'épi de maïs, ton Dieu est fait de nombreux saints et il y a beaucoup de siècles dans ton année.
Un dindon est ton unique fierté, et tu l'as sacrifié un jour de copal et tu nous a guéri;
tu arroses la pluie de fleurs jaunes, gouttes de soleil, sur la tombe de tes morts.
Ce n'est pas le rythme obscur, le renouveau de chaque jour et la mort répétée de chaque nuit qui t'amène à la terre.
C'est l'argent et sa ronde, l'argent et ses numéros creux, l'argent et son cortège de spectres.
L'argent est une fastueuse géographie : montagnes d'or et de cuivre, fleuves d'argent et de nickel, arbres de jade et l'épais feuillage de la monnaie.
Ses jardins sont aseptisés, son printemps perpétuel est congelé, ses fleurs sont des pierres précieuses
sans odeur, ses oiseaux volent avec des ascenseurs, ses saisons changent avec l'aiguille de l'horloge.
La mort est un rêve dont ne rêve pas l'argent. L'argent ne dit pas : tu es. L'argent dit : combien.
Avoir beaucoup d'argent est pire que de n'en avoir pas.
Savoir compter n'est pas savoir chanter.
Joie et peine ne s'achètent ni ne se vendent.
La pyramide nie l'argent, l'Idole nie l'argent, le sorcier nie l'argent,
la vierge, l'enfant et le Saint nient l'argent.
L'analphabêtisme est une sagesse qu'ignore l'argent.
L'argent ouvre les portes de la maison du roi et ferme celles du pardon.
L'argent est le grand prestidigitateur : il fait s'évaporer tout ce qu'il touche,
ton sang et ta sueur, ta larme et ton idée.
L'argent te réduit à néant.
Entre tous nous construisons le palais de l'argent : le grand zéro.
Non le travail : l'argent est le châtiment. Le travail nous donne de manger et dormir.
L'argent est l'araignée et l'homme la mouche. Le travail fait les choses.
L'argent suce le sang des choses.
Le travail est le toit, la table, le lit; l'argent n'a ni corps, ni tête, ni âme.
L'argent assèche le sang du monde, il fait tourner la tête de l'homme.
Escalier d'heures, de mois et d'années en haut duquel nous ne rencontrons personne.
Un monument que ta mort amène à la mort.
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*(ndt : Agave (du grec agauê: admirable))
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OCTAVIO PAZ
Traduit de l'espagnol par E. Dupas
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