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EMMILA GITANA
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11 décembre 2010

JENNINE

Et la nuit, quand il s’est arrêté de pleuvoir des tigres et des paravents, alors que les voleurs à main armée se sont satisfaits de pourboires, après la fermeture des cafés amers et à l’heure où les bordels devaient recevoir leurs clients, quand les lampes ont brûlé leurs mèches, et que les curés sont revenus à leur pédophilie coutumière, quand la pluie a pris peur car les bombes la devançaient à une vitesse que la lumière leur enviait, il descendit une fumée épaisse, car les os avaient brûlé à feu doux et on avait cru qu’ils nous avaient abandonnés, mais ils sont revenus en calcium de Palestine et ont rempli les gorges enflées de leurs bourreaux avec un tel désespoir que ceux-ci sont allés se laver chez leurs mères et que leurs oreilles ont hallucinés car ils ont entendu les célèbres trompettes de JérichoJericho et ont confondu les années et les étoiles, les chevaux et les crabes ; et la nuit a refusé de pleuvoir sur la tête des moutons, et nous avons vu l’éclair se mélanger aux nuages grossis de sang et de larmes, et la matière s’est mise à parler directement aux morts, qui n’écoutaient plus, et les peuples, eux, n’avaient plus de voix, et nous avons marché sur des ronces, des épines et des orties, et nos yeux ont épuisé le vocabulaire des ténèbres.

Alors il descendit, après la pluie, un ange que nul n’a pu nommer. Il s’est mis à compter les blessures des uns, et les amputations opérées avec des couteaux de cuisine des autres, et l’ange a tout écrit sur un livre d’or et de boue.

C’est ainsi que la mer s’est étalée, qu’elle a tremblé d’épouvante, et qu’elle a été dire à ses vagues de se mobiliser.

On a entendu des instruments barbares et on a juré qu’il fallait tuer et la vie et la mort, car on avait déjà un espace de feu et de larmes.

Nul n’est sorti vivant du camp des condamnés mais il y a eu des éclairs et du tonnerre dans les maisons bourrées d’enfants, et la misère s’est habillée en femme mais personne ne s’est arrêté car tout ce qui était vivant était mort.

Nous avons enseveli la mort dans un énorme drapeau puis nous l’avons enterrée dans la fosse commune qu’était devenue la ville de ceux qui mangeaient tous les matins les gâteaux secs du souvenir.

Nous n’allons plus tracer des lignes droites, nous allons demander au printemps de tenir un journal de guerre, demander à l’automne de siéger parmi les traîtres. Nous allons allumer nos fenêtres avec de la cire brûlante et ne demandez pas aux chauves-souris de vous indiquer le chemin des renards du désert.

Préparez les camions qui nous emmèneront à l’abattoir. Là-bas, il y aura la fête aux marmites pleines de mouton cuit dans le citron et le sang. Un banquet se prépare pour les généraux vainqueurs. Celui que je viens de décrire. Le soleil s’est voilé le visage.

Les amandes sont aussi dures que du bois. Mais les lits ont été emportés dans la tourmente dans une orgie de fureur à la fois mesquine et efficace. Les armes à tuer sont toujours plus froides que l’air qui les entoure. Elles font mal sans faire peur.

Il s’est crée à Jenine un mal d’un ordre nouveau. Le mal a muté. Cette mutation que nous attendions s’est accomplie en sens inverse. Alors, nous avons droit à la haine mais que l’on ne se dépêche pas dans les conclusions abruties.

Nous ne sommes plus de ce monde. Les forêts se sont épaissies, les animaux de nuit enfantent des monstres. Le mal a frappé à la porte avant l’aube, dans la nuit même où la pluie a cessé d’atterrir.

Les boulevards tournent à vide. Il y a des chevaux qui courent se noyer sans raison. Nous vivons dans le périmètre étoilé du cauchemar, qui exaspère la beauté de ce printemps habité d’arbres fleuris, de montagnes humides auréolées de nuages translucides, de la surface plate de la Baie phosphorescente, et de la brise qui nous tenait en éveil, quand nos yeux perdaient leur chemin d’ouest en est à travers les collines roses, et le malheur de gens assiégés par des tanks, et incarcérés dans le regard de leurs tueurs qui sont sortis de frontières qui ne sont que les premières lignes de leur multiples prisons.

Tout cela ne fait qu’exaspérer la beauté d’un monde possédé d’une autre folie, étranger à nos désespoirs. Il y a un face à face tragique entre la mort des uns et la vie multipliée des autres : les autres étant les vagues glacées et heureuses d’un Océan qui mugit son bonheur d’être depuis bien avant la naissance de notre misérable conscience.

Il y a cette différence entre ce qui pourrit et ce qui ne cesse de naître. Nous vivons dans des abîmes, plus proches de la nuit des vers de terre que nous voudrions l’admettre. Partout ailleurs, le brouillard s’étend sur les zones industrielles. Le gaz qui s’échappe des cheminées alignées contre la ligne d’horizon emplit les bouches d’ouvriers nécessaires bien que déclarés indésirables. Ces gaz brûlent leurs mémoires. Ils ne savent plus qu’ils avaient, avant de prendre le bateau, un nom et une adresse. Pour la retraite, ils auront des maladies incurables.

Là-bas, au sommet de mon unique montagne, il y a des oiseaux qui émettent des chants codés, qui volent par paires, qui fendent l’air avec des coups d’ailes et de joie. Dans les têtes devenues autant de prisons, les pensées représentent une vomissure de gaz empoisonnés : elles ne font que s’auto satisfaire. Leur fonction primordiale de survie ne fait qu’excuser la mort. C’est pourquoi la Nature nous a abandonnés. Sa beauté est inaccessible. Ce que nous en disons est un pâle reflet de sa réalité. Nous nous sommes rendus étrangers à ce que fut notre quotidien. Il est vrai que nous avons eu des enfances d’une lucidité exubérante.

Qu’est-il advenu de ce passé ? Les tueurs ne s’arrêtent pas à la chair. Ils visent l’invisible, qui nous tenait lieu de bonheur. Et l’univers, entre-temps, vieillit, avec des billions d’années déjà passées, avec les étoiles se battant pour leur vie. Il ne suffit pas de briller pour ne pas mourir. Je sais que la matière n’a pas d’yeux, ni une respiration éteinte. Et sous les tombes il y a de la terre fraîche. Nous avons vu des tapis tissés avec des couleurs végétales et l’un d’entre eux avait la couleur ocre du visage d’un des assassinés de Jennine.

Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas à contempler ce tapis, ou ce cadavre. Entre-temps, alors que les soldats de l’ennemi opéraient dans le noir, l’univers vieillissait. Avec nous. Comme nous. Car dans notre désastre final nous allons entraîner Dieu lui-même à sa perte. Mais en attendant, certains dominent et d’autres s’éteignent... Dans le camp, il y a avait un camp, car les degrés de l’Enfer s’emboîtent. Nous sommes assis, dans cette station du confort, de la contemplation, et du renoncement. La brûlure blanche avance sur les corps, chacun prisonnier de sa douleur. La douleur est murée dans les os, comme les os dans le corps, et le corps dans les maisons emmurées en elles-mêmes. Personne ne s’est mis à remonter les horloges. Au-dessus des portes qui sont aujourd’hui dans le chaos des décombres il y a avait des inscriptions simples, et parfois un dessin. L’encre des encriers et le sang se sont mélangés, c’est pourquoi les nouvelles écritures sont boueuses. Les habits et les meubles ont formé des couvertures dures sur des membres éparpillés. La nuit s’est demandée s’il lui était moral de cacher tant de monstruosité, puis elle s’est décidée : elle est restée suspendue bien haut dans le ciel, ce dernier bien des déshérités. Le silence, lui, est descendu, et comme tout escalier avait disparu, il est tombé de tout son poids, il est devenu de plomb. Certains agonisants l’ont reconnu. Ils ont appelé leurs mères à leur secours, mais celles-ci dormaient dans la pièce à côté, avec leur tête tranchée posée sur le coussin. Le mouchoir de Sohrawardi s’est tâché à leur contact...

Plusieurs semaines après ce carnage un jeune homme lisait un manuel pour la construction des cimetières. Mais il n’a jamais trouvé de terrain pour enterrer les morts. Alors, il a abandonné ses études et a rejoint un maquis. Nul ne sait où il se trouve, ni s’il est encore vivant.

C’est qu’il y a quelque chose de plus réduit que la mort, c’est ce qu’on a effacé avec la gomme des enfants, sur le tableau noir de l’Histoire.

L’Histoire, notre dernière illusion. Quand il faisait froid dans nos maisons non chauffées, on se réchauffait au souvenir des ancêtres, on se disait que nos arrières grands parents étaient des demi-dieux. Oui, assurément. Rien de moins. Mais ils sont venus, les salauds, effacer à coups d’obus, nous dire que tout simplement on n’existait pas. Alors, ils ont commencé par les oliviers, puis par les vergers, puis par les immeubles, puis quand toute chose qu’on vient d’énumérer avaient disparu, ils ont jeté pèle-mêle, enfants, vieillards, et nouveaux mariés, morts ou à moitié morts, dans la fosse commune, et ont tout enfoui, et tout cela pour dire au monde des demi vivants qu’on n’existait pas, qu’on n’avait jamais existé, et que donc, ainsi, ils avaient raison… de nous exterminer.

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ETEL ADNAN

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peinture_ezziani_01

Oeuvre Mohamed  Ezziani

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