LAISSEZ MOI VOUS DIRE...
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Laissez-moi vous dire que le poète n'a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d'éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu'on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s'effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s'emparent aussitôt pour le rendre inintelligible [...] C'est pourquoi, je le dis ici, pour le salut de ce qui nous reste d'âme, pour l'honneur de l'esprit : jamais depuis l'origine du monde, depuis la création de la lumière et la séparation des eaux d'en haut et de celles d'en bas, ni à aucun moment au long de notre histoire depuis le tout premier commencement, jamais la poésie n'a été aussi nécessaire- quel que puisse être le nombre de ceux qui ne le savent pas- ni réclamé dans une urgence aussi abrupte et absolue l'indispensable chant secret de cette pauvresse splendide, fille sauvage de la Providence et seule héritière directe des hautes évidences premières, qui fait la honte du monde dit "civilisé"- et singulièrement en France où elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que partout ailleurs. Parce qu'elle est l'enfant surnaturel du verbe et naturellement l'avocate de l'âme insurgée, donc de plain-pied avec l'Apocalypse, la poésie est par essence le seul langage assez vivant, encore assez armé, encore assez puissant et entier, assez près du mystère aussi de la parole, pour emporter d'assaut les forteresses de l'inertie et crever le béton des citadelles du mensonge, portant en elle un grain de vérité humaine qui peut germer encore, une semence de beauté qui fleurira dans la hideur, de saints pollens de l'immortelle simplicité et même, pour certains, l'amande du noyau du fruit intemporel qui fait lever dans l'âme, puissamment, un arbre superbe avec le bruissement vivant de son feuillage, le creusement très doux du bleu des ombres et la visite claire des oiseaux qui le feront sourire. Autour de sa sagesse pivotent les saisons. Jamais un mot. Il lave l'air intimement. Il appelle la pluie d'en haut. Il fertilise les déserts. Et c'est sur lui, significativement, sur ce mage majestueux que s'abat, depuis un quart de siècle, la main meurtrière de ce qu'on nomme le progrès.
ARMEL GUERNE
Oeuvre Zhang Lu